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Etude réalisée par David Méchin.

Carte du théâtre des opérations.
Carte Albin Denis sur fond Google Map.

Positionnements des deux PC qui ont travaillé successivement avec le CAM de Venise.
Carte Albin Denis sur fond Google Map

Positionnement des moyens aériens français pour la défense de la ville de Venise.
Dessin Albin Denis sur photo Google Map.

 

Photos aériennes

Installations occupées par le CAM de Venise sur l'île de San-Andréa.
Photo collection Paolo Varriale transmise par David Méchin que je remercie pour leur aide.

 

Symbolique

Pas d'insigne identifié.

Insigne peint sur les fuselages

Jusqu'à preuve du contraire, pas d'insigne pour cette unité.

Devises et marquages personnels

Marquage particulier peint sur le fuselage du FBA 150 ch n°310 de l'équipage SM Duclos et QM Le Men après avoir été abattu, le 15 août 1916. Posé en mer, il fut remorqué jusqu'à Venise et réparé. C'est pour commémorer cette résurrection que cette devise lui a été appliquée. Voir le dessin de l'hydravion dans son entier en rubrique "Profils des avions" - Dessins David Méchin.

 

Lettres code utilisées par le CAM de Venise

La lettre "H" a été attribué aux avions du CAM de Venise
à partir de septembre 1916.

Insignes métalliques

Jusqu'à preuve du contraire, pas d'insigne métallique pour cette unité.

Unités détentrices des traditions

Les traditions de cette unité n'ont pas été reprises depuis sa dissolution.

Commandants d'unité

Types d'avions utilisés

Numéros des avions connus

Liste realisée à partir d'un recensement effectué par l'ARDHAN et communiqué par le secretaire général Robert Feuilloy que je remercie pour son aide.

En rouge décédés - jaune blessés ou indemnes

Décorations

Le CAM de Venise a été cité à l'ordre de l'armée navale en avril 1917.

Citations individuelles des personnels

* Enseigne de vaisseau de 1ère classe Jean Jules Henri Roulier - pilote - né le 11 août 1891 à Paris 7ème, tué le 15 août 1916 en combat aérien au-dessus de Venise - 1ère Citation à l'ordre de l'Armée navale en août 1915.

* Enseigne de vaisseau de 1ère classe auxiliaire Gabriel Ducuing - pilote - citation à l'ordre de l'armée navale en février 1916.

* Second Maître Paul Poggi - pilote - 1ère citation à l'ordre de l'armée navale en février 1916.

* Enseigne de vaisseau de 1ère classe André Victor Vaugeois - pilote - né le 8 avril 1890 à Avranches (Manche) - 1ère Citation à l'ordre de l'armée navale en mai 1916.

* Quartier Maître François Le Men - mécanicien observateur mitrailleur - 1ère citation à l'ordre de l'armée navale en mai 1916.

* Second Maître Jacques Duclos - pilote - 1ère citation à l'ordre de l'armée navale en juin 1916.

* Enseigne de vaisseau de 1ère classe André Victor Vaugeois - pilote - né le 8 avril 1890 à Avranches (Manche).
2ème Citation à l'ordre de l'armée navale en juillet 1916 : " Pilote excessivement courageux, recherchant le combat en toute occasion. De retour d'un bombardement, est allé faire une reconnaissance au-dessus de la côte ennemie. A engagé le combat avec un hydravion de chasse beaucoup plus rapide et plus manoeuvrant. Bien qu'ayant eu son mitrailleur tué, a combattu en héros, d'après l'expression même de son adversaire, jusqu'à ce que sa mitrailleuse ait été rendue inutilisable."

* Second Maître Jacques Duclos - pilote - 2ème citation à l'ordre de l'armée navale en juin 1916.

* Quartier Maître François Le Men - mécanicien observateur mitrailleur - 2ème citation à l'ordre de l'armée navale en septembre 1916.

* Enseigne de vaisseau de 1ère classe Jean Jules Henri Roulier - pilote - né le 11 août 1891 à Paris 7ème, tué le 15 août 1916 en combat aérien au-dessus de Venise - 2ème Citation à l'ordre de l'Armée navale à titre posthume en septembre 1916: " Pilote aviateur hardi et courageux qui s'est signalé dans de nombreuses opérations. Tué à l'ennemi au cours d'un combat aérien. Déjà cité à l'ordre de l'armée."

* Quartier-Maître Auguste Henri Costerousse - Mécanicien Mitrailleur - né le 26 novembre 1894 à Lamastre (Ardèche), disparu en mer le 15 août 1916 lors d'un raid effectué sur Trieste - Citation à l'ordre de l'Armée navale à titre posthume en septembre 1916 : " A montré une grande bravoure dans plusieurs opérations de guerre, tué à l'ennemi au cours d'un combat aérien en 1916."

* Lieutenant de vaisseau André Philippe Adolphe Woltz - pilote - né le 31 décembre 1885 à Lunéville (Meurthe-et-Moselle) - 1ère citation à l'ordre de l'armée navale en octobre 1916 : " De jour a bombardé avec son hydroplane un objectif militaire ennemi, échappant par une habile manoeuvre au tir de nombreuses pièces anti-aériennes et à l'attaque d'un appareil de chasse (Haute-Adriatique)."

* Second Maître Jacques Duclos - pilote - 3 ème citation à l'ordre de l'armée navale en octobre 1916.

* Lieutenant de vaisseau Antoine Lucien Reynaud - pilote - né le 1er octobre 1879 à Toulon (Var), tué le 31 octobre 1916 à Venise par l'explosion d'une bombe - Citation à l'ordre de l'Armée navale à titre posthume en décembre 1916 : " A déployé les plus belles qualités de courage et de volonté dans la création et le commandement d'un centre d'aviation maritime, prenant part à des opérations de guerre très actives; mort à la suite d'une explosion de bombe, victime de son devoir."

* Enseigne de vaisseau de 1ère classe auxiliaire Émile Ernest Hariat - pilote - né le 13 mars 1884 à Angers (Maine-et-Loire), tué le 31 octobre 1916 à Venise par l'explosion d'une bombe - Inhumé au cimetière San Andréa de Venise - Citation à l'ordre de l'Armée navale à titre posthume en décembre 1916 : "A servi comme officier pilote dans un centre d'aviation maritime des plus actifs. Mort d'une explosion de bombe, victime de son devoir."

* Matelos Léon Bertone - mécanicien - Citation à l'ordre de l'Armée navale à titre posthume en décembre 1916.

* Quartier Maître Gaston Chabus - mécanicien - Citation à l'ordre de l'Armée navale à titre posthume en décembre 1916.

* Lieutenant de vaisseau André Philippe Adolphe Woltz - pilote - né le 31 décembre 1885 à Lunéville (Meurthe-et-Moselle) - 2ème citation à l'ordre de l'armée navale en février 1917 : " Au cours d'une mission aérienne offensive, pilotant un hydravion, malgré des conditions atmosphériques défavorables, a réussi à se porter sur les localités désignées et a attaqué efficacement les ouvrages et édifices militaires et à se soustraire à la poursuite d'avions ennemis (octobre 1916). Après avoir effectué le bombardement d'un objectif militaire, a engagé, avec calme et hardiesse, un combat aérien avec un hydravion ennemi, soutenant le duel, malgré les coups reçus, jusqu'à ce que l'adversaire fût obligé d'amerrir (novembre 1916)."

* Second Maître Paul Poggi - pilote - 2ème citation à l'ordre de l'armée navale en février 1917 et titulaire de la médaille d'argent de la valeur militaire : "A participé comme pilote d'hydravion, à de nombreuses et hardies actions de guerre depuis juin 1915, et au cours d'une mission sur la côte ennemie, malgré les conditions atmosphériques nettement défavorables et la présence d'hydravions ennemis, a lancé plusieurs bombes sur un navire de guerre ennemi."

* Quartier-Maître Maurice Coste - Mécanicien Observateur - né le 8 mai 1892 à le Pouzin (Ardèche), disparu en mer Adriatique, le 17 avril 1917 - Titulaire de la médaille d'argent de la valeur militaire - Citation à l'ordre de l'Armée navale en février 1917 : "A mitraillé avec précision des hydravions adversaires, les a obligés à amerrir; s'est montré à diverses reprises calme et hardi, même quand son appareil a été atteint. A l'approche d'appareils ennemis, bravant le mauvais temps, a pris l'air pour les attaquer et a disparu en mer, le 17 avril 1917, pendant la poursuite de l'ennemi."

* Enseigne de vaisseau de 1ère classe André Victor Vaugeois - pilote - né le 8 avril 1890 à Avranches (Manche).
2ème citation à l'ordre de l'armée navale en août 1918 du CAM de Venise : "Pilote énergique, très courageux et plein d'entrain, a effectué plusieurs bombardements et reconnaissances réussis dans les lignes ennemies, a engagé le combat contre trois avions ennemis. Blessé sérieusement au cours d'un des bombardements."

* Lieutenant de vaisseau André Philippe Adolphe Woltz - pilote - né le 31 décembre 1885 à Lunéville (Meurthe-et-Moselle), disparu en Mer Adriatique le 17 avril 1917 lors d'une reconnaissance en hydravion - 3ème citation à l'ordre de l'armée navale en avril 1917 : " Officier de la plus haute valeur morale, a été pour l'escadrille qu'il commandait un exemple constant des plus belles qualités de dévouement et de valeur militaire ; a conduit dans des conditions difficiles plusieurs opérations de bombardement. A livré combat, au cours de ces opérations à un hydravion ennemi, obligeant son adversaire à amerrir. A disparu en mer dans une poursuite d'appareils ennemis."

* Quartier Maître Pierre Giorzo - pilote - Citation à l'ordre de l'armée navale en avril 1917.

* Second Maître Eugène Le Guennec - pilote - 1ère Citation à l'ordre de l'armée navale en avril 1917.

* Second Maître Eugène Le Guennec - pilote - 2ème Citation à l'ordre de l'armée navale en juin 1917.

Appellations successives

Périodes de stationnement

Lieux de stationnements

Zone opérationnelle

Rattachements

Carte des différents stationnements

Détail du positionnement du CAM de Venise et du terrain de l'escadrille N 92i
de l'aéronautique militaire - Dessin Albin Denis sur fond Google Map.

 

Historique du CAM de Venise

Après de longues tractations, la France et l’Angleterre parviennent à faire entrer l’Italie en guerre à leurs côtés en mai 1915. La déclaration de guerre italienne ne concerne que l’Empire Austro-hongrois, vieil ennemi héréditaire qui tient encore sous son joug des terres "irrédentes" peuplés d’Italiens. Sa frontière naturelle avec l’Italie est constituée des sommets des Alpes… ainsi que de la mer Adriatique, une longue mer fermée en forme de cul de sac sur laquelle la navigation est vitale pour les deux nations, et particulièrement pour l’Autriche qui n’a que ce moyen pour relier son port commercial principal, Trieste, à sa puissante base navale de Cattaro près du Monténégro mais dont l’accès par voie terrestre est malaisé. C’est un théâtre d’opération idéal pour l’aviation navale : la houle y est limitée et favorise les décollages, la clarté de l’eau permet d’y distinguer facilement des sous-marins, et la largueur de la mer est adaptée au rayon d’action des appareils de l’époque. L’aviation italienne en général souffre d’un grand retard face à son homologue autrichienne, qui s’est considérablement développée et aguerrie par plusieurs mois de conflit contre la Serbie et la Russie. Le gouvernement italien demande une aide matérielle alliée en ce domaine : la France met alors à disposition une escadrille d’hydravions pour surveiller la haute Adriatique. C’est dans ce contexte qu’est crée le Centre Aéromaritime (CAM) de Venise.

L’acte de naissance du CAM date officiellement du 25 mai 1915, soit à peine quatre jours après la déclaration de guerre italienne, témoignant de l’accord préalable établi entre les deux marines. Plus exactement il s’agit au début d’un détachement du centre aéro-maritime de Fréjus qui ne deviendra CAM à part entière qu’en 1916. Le matériel qui arrive au complet le 2 juin suivant est composé de six hydravions FBA 100 ch. Concernant les pilotes, la marine française a sélectionné deux officiers mariniers, les seconds maîtres Paul Poggi et Perron, ainsi que deux officiers, l’enseigne de vaisseau de 1ere classe Jean Roulier et le lieutenant de vaisseau Jean-Louis Conneau. Ce dernier est un très célèbre pionnier de l’aviation, y compris en Italie : sous le pseudonyme d’André Beaumont, il a participé à de nombreux meetings d’avant guerre, remportant sur Blériot un tour d’Angleterre face à Jules Védrines, ainsi le Paris-Rome de 1911, soufflant la première place à Roland Garros. C’est aussi le chef-pilote de la firme Donnet Levèque, dont les FBA sont dérivés. Il a instruit à ce titre une bonne partie des pilotes d’hydravions qui sont encore un cercle restreint en ce début de guerre. Leur nombre en France reste d’ailleurs assez limité, et la marine doit compléter son effectif avec deux pilotes détachés de l’aéronautique militaire ayant appris avant-guerre le pilotage d’hydravions. C’est ainsi que sont affectés le sergent (bientôt promu adjudant) Ernest Morin, un ingénieur naval, et le caporal (bientôt sergent) Pierre Divetain, ancien pilote de raid qui a d’ailleurs côtoyé Conneau au rallye d’hydravion Paris-Deauville de 1913. S’ajoutent aux pilotes une trentaine d’hommes de troupe ainsi que le commandant du détachement, le lieutenant de vaisseau Antoine Reynaud, qui à l’exception d’un vol de reconnaissance en observateur n’effectuera pas de vols de guerre.

Bien qu’étant de fait un officier administratif, le travail ne manque pas à Reynaud qui doit faire face à tous les problèmes rencontrés lors de l’installation du centre au mois de juin 1915. Les hydravions sont logés dans un hangar de l’Ile de San Andréa, située à l’Est de Venise et disposant d’un canal d’envol orienté nord-sud. A part des hangars, il n’y a aucune habitation sur l’île et Reynaud doit installer ses hommes dans un premier temps dans Venise. Si on devine bien que cette situation est loin d’avoir déplu aux intéressés, elle ne satisfait pas Reynaud car elle limite la valeur opérationnelle du centre. Il doit aussi faire face à un problème disciplinaire et renvoyer son fourrier qui est un peu trop porté sur la boisson… Les hydravions sont tous remontés et chaque pilote reçoit un appareil attitré (le 2 pour Conneau, le 3 pour Morin, le 6 pour Divetain, le 10 pour Roulier, le 11 pour Poggi et le 12 pour Perron).

Premiers vols.

Du point de vue du commandement, Reynaud s’étonne de recevoir des ordres du préfet maritime italien alors qu’on lui aurait dit à son départ que sa tâche serait de défendre Venise. Il lui est alors confirmé par télégramme qu’il doit se mettre à la disposition du commandement italien en accomplissant les missions qu’il demandera, dans la limite de ses moyens techniques. L’officier, qui se faisait une haute idée de sa mission initiale, en gardera une certaine amertume. A cette époque, les Italiens n’ont à Venise que deux pilotes et quelques hydravions Albatros à flotteurs, qui exécutent des reconnaissances quotidiennes sur Pola. Les hydravions français doivent les épauler, ce qui inquiète quelque peu Reynaud car ces vols les mettent à la limite de leur rayon d’action. Ce problème est rapidement résolu par l’ouverture d’un poste avancé à Porto Lignano, un petit port à l’Est de Venise, beaucoup plus proche de la zone de combat. Profitant de cette base avancée, les premières patrouilles aériennes sont menées sur le golfe de Trieste. Dès le 14 juin, un hydravion autrichien est rencontré en l’air. Quatre jours plus tard, revenant d’une reconnaissance sur Pola, un FBA lâche deux bombes sur le phare de Punta Salvore. Le 22 juin, un contre-torpilleur autrichien est bombardé…

Ces premiers vols démontrent rapidement des problèmes avec les moteurs Gnome équipant les FBA, à tel point que le 25 juin un télégramme demande l’envoi d’urgence d’un technicien de la maison Gnome et Rhône pour y effectuer les réglages nécessaires. L’usine lyonnaise se manifeste rapidement par l’envoi d’un technicien accompagné du directeur de la société, Monsieur Laurent Seguin lui-même, inventeur du moteur rotatif. Il a emmené dans ses bagages un appareil photo Vérascope Richard, avec lequel il prend de magnifiques photographies en relief que l’on peut observer sur le site Past3d.free.fr

Le 1er juillet 1915 donnera lieu à un exploit qui apportera la célébrité à l’escadrille. L’enseigne de vaisseau Roulier, pilotant le FBA 10 emmenant le matelot Giorzo effectue une reconnaissance jusqu’à la baie de Trieste. Les deux hommes aperçoivent un sous-marin sortant de Pirano, qui s’avère être le U 11 et qui commence immédiatement à plonger. Roulier descend à 15 mètres de hauteur et fait lancer deux bombes qui éclatent à 3 mètres par le travers du kiosque, alors que le sous-marin disparaît sous les flots. Roulier et Giorzo observent quelques bulles d’air à la surface et perdent la trace de son sillage. Le FBA se pose alors à Porto Lignano pour une courte escale et rentre à Venise, où la nouvelle de ce combat se répand comme une traînée de poudre. Le préfet maritime de Venise accourt féliciter Roulier en déclarant " Vive la France ! ". Tous les journaux italiens annoncent l’exploit dans leurs manchettes de première page. C’est la célébrité… bien que le sous-marin en question ait en fait survécu à l’attaque. Robert Vaucher, le correspondant à Venise du journal français " L’illustration " rapporte : " C'était place Saint-Marc, où la musique municipale donnait un concert. Tout à coup, dans le ciel bleu, un ronflement de moteur se fait entendre. Puis, débouchant derrière les coupoles de Saint-Marc, un hydravion aux couleurs françaises passa lentement, frôlant le Campanile.... La musique interrompit instantanément le morceau qu'elle exécutait et entonna la Marseillaise. En même temps, ce fut dans  la foule un grand cri : " Evviva la Francia ! " et l'on se précipita vers la Plazzetta pour voir évoluer au-dessus des lagunes l'appareil français, élégant et rapide. "

Tentés par la chasse.

Mais les autrichiens ont aussi des forces aériennes qui ne tardent pas à faire parler d’elles par des raids aériens sur Venise. Un premier raid a déjà eu lieu le 24 mai (deux hydravions), peu après la déclaration de guerre, alors que les appareils français étaient en route vers l’Italie. Deux autres ont suivi les 27 mai 1915 (deux hydravions font deux morts parmi la population) et 8 juin (un hydravion solitaire, de nuit) : les pilotes et mécaniciens français logeaient encore en ville et n’ont pu décoller. En juillet, Reynaud a réussi à installer tout le monde sur l’île de San Andréa et un réseau de guet improvisé est mis au point. Si bien qu’à l’aube du 4 juillet, l’alerte retentit et l’adjudant Morin s’élance sur son FBA " 3 " emmenant en observateur le matelot Gaugler armé d’un fusil-mitrailleur. Ils prennent en chasse un Lohner survolant Venise, " qui prend la fuite sans lâcher ses bombes ". Une course-poursuite s’engage et tourne court, faute d’écart de vitesse significatif entre les deux appareils. Une autre alerte a également lieu au matin du 8 juillet, mais " l’hydravion autrichien profitant des nuages a pu lancer ses bombes " (qui font un tué au sol) et peut s’enfuir sans dommages. Un autre raid semblable a lieu le 13 juillet… L’opinion publique est scandalisée par les bombardements de la perle de l’Adriatique et le Pape enjoint les autrichiens d’y mettre fin, sans succès. La propagande présente les autrichiens comme des barbares, mais il faut souligner à leur décharge que Venise n’a pas été déclarée ville ouverte car abritant un important port de guerre. Quoiqu’il en soit, flairant un bon geste politique, la France envoie une petite escadrille de quatre chasseurs Nieuport pour protéger la ville. Reynaud est furieux dès qu’il apprend la nouvelle : dans un rapport reçu à Paris le 2 août, il décrit en détail tous les efforts qu’il a entrepris pour mettre en place son système d’alerte, et, bien que reconnaissant à demi-mot les limites de ses hydravions FBA, propose que ses pilotes réalisent eux-mêmes la protection de la ville sur des avions terrestres Nieuport ou Morane.

Cette proposition est rejetée et l’escadrille de Nieuport, nommée N 92/I, s’installe à Mestre le 15 août 1915. Hasard ou pas, les autrichiens lancent un bombardement ce même jour (qui fait un tué), offrant à Reynaud une petite revanche puisque ses hydravions réussissent une interception. Un hydravion ennemi est signalé sur la Piave et 3 FBA français décollent moins de 5 minutes après l’alerte. Seul celui piloté par Roulier avec Conneau en observateur s’obstine dans la poursuite après 45 minutes de vol. Parti quand l’hydravion ennemi arrivait sur Venise, Roulier le croise à l’altitude de 1 000 mètres alors que l’Autrichien était à 2 500 mètres et à 2 kilomètres de distance. Une poursuite s’engage sur l’Adriatique contre le Lohner L 49 du Linienschiffleutnant Heinrich Fontaine von Felsenbrunn (observateur linienschiffleutnant Walter Hell) et ce n’est qu’en arrivant en vue de Pola, après 45 longues minutes de vol, que Roulier arrive à sa hauteur à 800 mètres derrière. Conneau lui tire 125 balles avec le FM Chauchat qui pour une fois fonctionne, mais sans le toucher.

Reynaud découvre que l’escadrille de Nieuport est très bien dotée en matériel et en armement (Nieuport 10 biplaces), alors qu’il doit se débattre avec des problèmes mécaniques et que ses pilotes n’ont que des armes individuelles et un unique fusil-mitrailleur Chauchat pour affronter l’ennemi. Comble de l’humiliation, la solde de son homologue terrestre, le capitaine de Chalonge, est sans commune mesure avec la sienne car il bénéficie de frais de représentation compte tenu de son rôle diplomatique ! Reynaud s’en plaint vivement dans un rapport et obtient satisfaction sur ce point, la solde des marins étant alignée sur celle de leurs camarades. S’il n’obtient pas le matériel demandé, le capitaine de Chalonge se montre assez souple et lui " prête " des mitrailleuses et ses officiers observateurs qui participent à plusieurs vols sur Trieste.

Les relations entre les deux chefs d’escadrille semblent rapidement s’être pacifiées, cependant les marins feront toujours décoller leurs FBA en cas d’alerte sur Venise. Il faut dire que les Nieuport, éloignés de Venise sur leur aérodrome de Mestre, arrivent souvent après la bataille… Le 5 septembre, deux hydravions ennemis bombardent la ville dans l’après-midi sans être inquiétés. Au début de la nuit du 24 octobre, 4 hydravions ennemis lancent un premier raid visant la gare de Venise (avec pour dommage collatéral la destruction du toit de l’église de Scalzi), et remettent ça à l’aube. Mais les deux FBA présents à Venise (le " 2 " piloté par l’adjudant Morin avec le matelot Gangler et le " 6 " du sergent Divetain avec le quartier maître le Men) décollent en compagnie d’un hydravion italien. 3 Lohner autrichiens ont déjà lâchés leurs bombes sur la ville et retournent à leur base, mais un quatrième d’entre eux est encore en approche et sa route est coupée par les appareils alliés ; il rebrousse alors chemin sans bombarder Venise. Ce n’est qu’au raid suivant, le 18 novembre 1915, que les Nieuport de la N 92/I interviendront avec efficacité contre 5 Lohners qui attaquent la ville. L’un d’eux, le L 59, revient criblé de plombs par le tir du sous-lieutenant Lachmann. Comprenant que le survol de Venise n’est désormais plus une chose aisée, les Autrichiens arrêteront leurs raids et ne les reprendront que de nuit à compter du mois de mai 1916.

Combats sur le golfe de Trieste.

Pendant que se déroulaient ces combats de chasse sur Venise, l’essentiel de l’activité de l’escadrille d’hydravions a eu lieu sous forme de patrouilles maritimes et bombardements sur le golfe de Trieste, à partir du poste avancé de Porto Lignano. Le 7 août 1915 a eu lieu une mission spéciale : les FBA " 10 " de l’enseigne Roulier et le " 12 " du second maître Perron escortent deux Albatros italiens pilotés par le tenente di vascello Giuseppe Miraglia (chef de l’aviation militaire italienne) et Luigi Bologna. Ils partent lâcher des tracts sur Trieste, destinés à la population italienne qui y réside. L’observateur de Miraglia, chargé de lâcher les tracts, est un peu particulier puisqu’il s’agit du poète Gabriele d’Annunzio, qui en est l’auteur. Au dessus de la ville, deux hydravions Lohner décollent et interceptent les Albatros, avant d’en être empêchés par les FBA français. Parmi les pilotes autrichiens, le Linienschiffleutnant Gottfried Banfield, jeune commandant de la Seeflugstation de Trieste, qui rencontre là pour la première fois les hydravions français.

Ce ne sera pas la dernière car un combat épique a lieu le 1 er septembre 1915 entre les deux protagonistes. Le CAM de Venise a désormais délaissé son poste avancé de Porto Lignano contre un nouvel emplacement à Grado, un port tout proche de la ligne de front et sur lequel a été installé un hangar utilisé conjointement avec les aviateurs navals italiens. On signale l’épave d’un sous-marin à 4 milles au Sud de la pointe Sdobba. Le CAM Venise reçoit l’ordre de reconnaître la nationalité du champ de mines qui l'a coulé. Décollent alors de Grado le FBA " 2 " à 14h30 piloté par le lieutenant de vaisseau Conneau, emmenant comme observateur le tenente di vascello Giambernardini, commandant adjoint de la station de Grado, accompagné du FBA " 10 " piloté par l’enseigne Roulier emmenant comme observateur le lieutenant Romeyer, " prêté " au CAM de Venise par la N 92 / I, et qui manie une mitrailleuse Lewis prélevée sur un chasseur Nieuport que l’on a fixée sur un affût mobile bricolé. Roulier pose sur l’eau son FBA à la pointe Primero, prêt à prendre en chasse tout ennemi éventuel. Pendant ce temps, le FBA " 2 " survole pendant une heure et demi l'objectif, repérant des mines puis se posant sur l’eau pour les examiner et inspecter l’épave du sous-marin. Alors qu’il décolle pour rentrer à Grado, un MAS (que commande le tenente di vasello Luigi Rizzo, qui s’illustrera en coulant deux navires de ligne autrichiens) lui signale des avions ennemis : il voit en effet " un avion terrestre à 3 000 mètres et un hydravion qui lâche une bombe sur l'épave du sous-marin avant de s'en prendre à la vedette ". L’hydravion est le Lohner L 46 piloté par Banfield. Conneau survole alors le FBA " 10 " de Roulier pour le prévenir. Il décolle et prend de l'altitude, mais Banfield le voit et lui tombe dessus. Romeyer tire deux chargeurs mais le débattement de sa mitrailleuse Lewis ne lui permet pas de tirer suffisamment vers le haut. En revanche le mitrailleur de Banfield nommé Strobl fait mouche et le touche de 6 balles explosives qui ne font que des dégâts sans gravité. Banfield, croyant avoir réglé son compte à Roulier, fonce sur Conneau mais celui-ci se dirige sur la lagune de Grado à l'abri de la DCA italienne qui canarde le Lohner, le forçant à s’éloigner. Mais Giambernardini, qui n'en est qu’a son deuxième vol, supporte mal ce ballet aérien et semble atteint du mal de l’air, donnant " quelques signes de faiblesse "… Conneau se pose dans le port, fait le plein de carburant et demande un nouveau mitrailleur. Les volontaires ne se pressent pas parmi les marins français, mais le matelot Rouanet n’a pas froid aux yeux, saisit le fusil mitrailleur et embarque dans l’hydravion. Il décolle aussitôt et retrouve Banfield qui lui fonce dessus avant qu'il n'ait atteint sa hauteur. Le FBA " 2 " le croise à 300 m de distance et 200 m plus bas, puis Conneau se place dans l'angle mort de la mitrailleuse. Ne pouvant tirer en raison de la distance, il retourne sur la lagune de Grado pour prendre de l'altitude jusqu'à 1700 m en étant protégé par sa DCA, puis il revient une troisième fois contre Banfield, qui rompt le combat en piquant vers Trieste, accompagné par une rafale de Chauchat que tire Rouanet de trop loin pour le toucher. Descendu à 900 m, le pilote français le voit se poser près de 2 patrouilleurs autrichiens. Il rentre de son côté à Grado au terme d'un combat de plus d'une heure ! Roulier repart ensuite en chasse à 16h40 sur le FBA " 10 " mais ne trouve plus personne.

Banfield indiquera dans son rapport avoir affronté pas moins de quatre hydravions ennemis, dont l’un à deux reprises. Il a sans pris les attaques de l’acharné Conneau pour celles venant de plusieurs appareils. Ironie de l’histoire, c’est la deuxième fois que les deux hommes se rencontrent. La première ayant eu lieu à Argenteuil en 1913, où Conneau, chef-pilote chez Donnet Levèque, apprit à piloter un hydravion au jeune enseigne autrichien !

Conneau n’aura pas l’occasion de rencontrer de nouveau son ancien élève puisqu’il est rappelé en France à la fin du mois de septembre 1915. En remplacement arrive l’enseigne de vaisseau Ducuing, dont l’entraînement n’est pas parfait et qui doit se perfectionner au pilotage avant d’accomplir des missions de guerre : il cassera d’ailleurs le FBA " 3 " dans un amerrissage brutal. Poggi ayant connu pareille mésaventure au mois d’août sur son appareil, de nouveaux FBA sont livrés à l’escadrille sur lesquels on fixe une mitrailleuse et dont on blinde le réservoir. Plusieurs missions de bombardement sont réalisées sur Trieste, le château de Miramar et le petit port de Muggia, quelquefois sous l’escorte des Nieuport de la N 92/I qui détache quelques-uns de ses appareils sur un aérodrome avancé près de Grado.

Durant toute cette année 1915, l’essentiel des vols de guerre sont effectués par le CAM de Venise, les Italiens n’ayant qu’une aviation maritime peu développée. Leur chef, le tenente di Vascello Miraglia, trouve d’ailleurs la mort avec son mécanicien Fracassini dans un accident aux commandes d’un hydravion fin décembre 1915. La garde du corps a lieu par des matelots français et italiens, lors des funérailles le 20 décembre le FBA de l’enseigne de vaisseau Roulier survole le cortège en lançant des fleurs.

Contre l’aigle de Trieste

Durant l’année 1916, le CAM Venise allait à son tour connaître la perte de pilotes. Pendant les quatre premiers mois, alors que Morin, Divertain puis Perron sont repartis en France, les FBA qui connaissent de nouveaux problèmes de moteur voient leur disponibilité s’effondrer du fait d’accidents et sans doute de leur usure générale. Ainsi, le 19 janvier 1916, l’enseigne de vaisseau Ducuing effectue une reconnaissance sur le golfe de Trieste pour surveiller les navires ennemis. Alors qu’il est à 250 mètres d’altitude, deux cylindres du moteur sont brusquement arrachés. Sa coque est traversée par l’hélice, entraînant avec elle la plaque de tôle de protection servant d’appui pour le passage du moteur, ce qui coince les commandes et fait piquer l’hydravion presque à la verticale ! L’observateur, le quartier-maître Coste, ne perd pas son sang-froid et essaie de désamorcer les bombes que porte l’appareil tandis que Ducuing s’arc-boute désespérément sur les commandes. Il parvient à redresser in extremis et amerrir en sécurité au large de Grado où il est secouru par des marins italiens menés le tenente di vascello Giambernardini. Fort de cette mésaventure, Reynaud demande du matériel neuf et obtient la livraison de deux premiers Donnet-Dennaut 155 ch (numérotés 15 et 16) équipés d’une TSF. Il n’y gagne pas au change si on en croit son rapport " Les Donnet Denhaut à moteur 155 ch Canton-Unné sont de mauvais instruments de combat à tous les points de vue, je ne les enverrai jamais à Grado mais les garderai à Venise pour des reconnaissances et des patrouilles anti sous-marines ". Un pilote de remplacement, l’enseigne de vaisseau Vaugeois, est affecté le 17 avril 1916 (ce qui porte l’effectif à seulement quatre) mais il se blesse peu après dans un accident en servant d’observateur sur un bombardier italien Caproni. La malchance poursuit le CAM le 4 mai dans l’incendie d’un hangar qui fait partir en fumée le Donnet Dennaut " 15 " ainsi que beaucoup d’outillage et pièces de rechange. Les vols deviennent désormais très rares…

C’est alors qu’entre de nouveau en scène le linienschiffleutnant Gottfried Banfield, qui pilote désormais un hydravion de chasse immatriculé " L16 ". Le 23 juin 1916, l’enseigne de vaisseau Vaugeois, tout juste rétabli de sa blessure, effectue sur un FBA C codé " 12 " une mission de reconnaissance sur Pirano, emmenant avec lui un observateur italien originaire d’Autriche-Hongrie nommé Grammaticopoulo. Ils croisent la route du L 16 de Banfield dont les premières rafales tuent net l’observateur italien. Le FBA est également touché et Vaugeois doit se poser sur l’eau. Banfield tourne autour du FBA tandis qu’une vedette rapide autrichienne se rapproche pour le capturer. Vaugeois redémarre alors son moteur et tente de glisser vers Grado. Banfield tire de nouveau et détruit le moteur, mais Vaugeois ne s'avoue pas vaincu et lui tire dessus avec la mitrailleuse de l’observateur ! Banfield réplique par plusieurs rafales d’intimidation pour le contraindre à se rendre, Vaugeois est finalement capturé avec son hydravion. Après avoir reçu des soins pour ses blessures, il est invité par Banfield à la table de la Seeflugstation Trieste où l’on porte un toast à sa bravoure. Interrogé par son vainqueur sur les raisons de son comportement héroïque, il répond simplement " pour mon drapeau ". Banfield fait lâcher par un de ses hydravions un message à Venise informant les Français du résultat du combat, précisant la résistance héroïque du pilote. Il a d’ailleurs laissé passer deux hydravions français qui ont décollé de Grado pour rechercher leur camarade et ont pu clairement deviner ce qui lui est arrivé.

L’hydravion L 16 commence à être connu comme le loup blanc au point que l’état-major italien tente de lui tendre un piège le 26 juin avec les Nieuport français, sans succès. Reynaud demande de son côté que lui soient livrés des hydravions de chasse Sopwith baby, qu’il n’obtiendra pas. En revanche lui sont livrés pendant l’été deux premiers FBA150 ch, ce qui permet au CAM de reprendre quelques vols opérationnels. Un autre pilote, le second maître Duclos, fait son arrivée tandis qu’un homme du rang, le quartier maître Giorzo, a été instruit pilote. La relève semble assurée mais le destin en décide autrement. Roulier écrit le 9 août 1916 à son frère une lettre prémonitoire : " Les autrichiens obtiennent des résultats épatants avec leur hydravion de chasse. L’un d’eux, nommé Banfield, en est à son troisième avion abattu (…)Nous avons en ce moment 2 Hispano pour 6 pilotes (…), c’est un nombre ridicule, en réalité notre escadrille de six pilotes devrait comprendre au minimum douze machines. Nos Hispano sont fins prêts cette semaine. Ils vont vite mais montent lentement et sont très lourds et lents à virer. Enfin, la chasse paraître très problématique avec cet outil-là. En face d’un monoplace léger, manoeuvrant et montant comme un merle, que fera t-il ? Je me le demande avec anxiété. "

Le 15 août 1916, les italiens qui ont maintenant considérablement développé leur aviation navale lancent un raid de bombardement important sur les installations portuaires de Trieste et de ses environs. 5 Macchi L1, copies italiennes du Lohner autrichien, décollent de Grado sous la protection de quatre chasseurs Nieuport français. Le CAM de Venise se joint à l’expédition avec ses deux nouveaux FBA 150 ch – les seuls qu’il peut envoyer au combat. Alors que la plupart des hydravions larguent leurs bombes sur les objectifs, le Lohner L 16 de Gottfried Banfield décolle sans croiser la route des Nieuport de chasse. Il raconte : " À 2 200 mètres d’altitude je croisai un premier bombardier, qui avait déjà largué ses bombes, et ouvris le feu à environ 150 mètres. Gravement endommagé, il tomba dans le golfe de Trieste où il fut récupéré de torpilleurs italiens. " Il vient de descendre le FBA 150 ch n°310 piloté par le second maître Duclos avec le quartier maître Le Men comme observateur. L’équipage est indemne et l’hydravion est remorqué à Grado où il sera réparé, et ironiquement baptisé par un mécanicien " Chichourlette revient quand même ! ". Mais Banfield poursuit son vol : Je virai et, à 200 mètres, je passai vite à l’attaque de son équipier, qui fut contraint de jeter ses bombes à la mer pour chercher à m'échapper. Après une poursuite je réussis à l'abattre également, en le faisant tomber dans le port, devant le môle 5. Son épave fut récupérée par notre corvette "Linz". Il s'agissait de l’hydravion français le plus moderne alors en service. " Il vient d’abattre le FBA 150 ch n°308 piloté par l’enseigne de vaisseau Roulier avec pour observateur le quartier maître Auguste Costerousse. Des marins italiens témoins du combats racontent avoir vu le FBA de Roulier mitraillé de derrière à une distance d’à peine 50 mètres par le chasseur autrichien qui le surprit totalement. Le FBA partit en vrille et Roulier fut éjecté à 30 mètres au dessus des flots. Un patrouilleur italien s’approche du combat malgré le tir des batteries côtières et parvient à récupérer le corps du valeureux pilote, mais ne trouve pas celui du mécanicien disparu dans l’Adriatique. Ramené à Venise, Roulier reçoit des obsèques grandioses avec tous les honneurs militaires où Gabrièle d’Annunzio lit son éloge funèbre.

Le moral des pilotes français, qui connaissent là leur premier tué au combat, s’en ressent durement. Par le hasard du calendrier c’est le lendemain qu’est affecté un nouvel officier pilote au CAM, l’enseigne de Vaisseau André Woltz, qui découvre une escadrille sans appareils… Le 13 septembre 1916, alors que Venise a subi un violent bombardement nocturne, l’aviation italienne organise un raid de représailles sur le port de Parenzo en Istrie. Escortés par 4 Nieuport français, 11 Macchi L 1 décollent en deux groupes venant de Grado et Venise, d’Annunzio ayant pris place dans l’un d’eux. Le CAM de Venise ne peut mettre en l’air que son unique FBA 150 ch n°310 " Chichourlette " que pilote le second maître Duclos avec Woltz en observateur.

Le déclin

Un coup du destin allait le propulser aux commandes de l’escadrille navale. Sont enfin livrés fin septembre plusieurs FBA 150 ch qui remettent l’escadrille à flot du point de vue des appareils. Mais les épreuves du CAM ne sont pas terminées… Le 31 octobre 1916, une bombe se détache du FBA 150 ch n°321 que l’on préparait pour une mission sur la jetée. 18 marins, français comme italiens, sont tués sur le coup et 17 sont sérieusement blessés. Le lieutenant de vaisseau Reynaud est parmi les victimes, ainsi que l’enseigne de vaisseau Hariat, un observateur. Woltz est désormais le seul officier du centre et en prend le commandement. Il n’a que quatre autres pilotes à sa disposition (SM Poggi, SM Duclos, QM Giorzo, SM Le Guennec, un nouveau venu), et guère plus d’appareils mais ceux-ci sont tous des FBA 150 ch qui constituent désormais la dotation standard du centre ; les Donnet-Denhaut et FBA 100 ch survivants ayant été renvoyés en France. Ils sont tous décorés de trois cocardes sur les côtés et le dessous de la coque, et reçoivent un numéro d’identification précédé de la lettre "H" qui identifie le centre.

Sur ce nouveau matériel Woltz, va conduire l’escadrille navale qui retrouve un taux de disponibilité lui permettant d’effectuer des missions opérationnelles. Ainsi le 7 novembre 1916, Woltz, Poggi et Le Guennec bombardent Parenzo. Le 30 novembre, deux FBA s’aventurent sur la grande base navale de Pola où Le Guennec lâche ses bombes sur un cuirassé au mouillage, et se fait intercepter par 5 hydravions ennemis à qui il réussit à fausser compagnie après plusieurs tirs échangés. L’année 1917 débute avec seulement 3 appareils disponibles qui permettent d’effectuer deux raids notables à deux FBA sur Pola les 12 janvier (un torpilleur bombardé) et 11 février 1917, où un hydravion autrichien abat un appareil italien. Une grosse livraison venue de France porte le nombre d’appareils disponibles à 9. Les pilotes sont toujours aussi rares… Un nouveau raid sur Pola est conclu par 3 FBA le 18 mars 1917, ils rencontrent un hydravion de chasse Hansa Brandenburg CC ainsi qu’un antique Fokker Eindecker dont ils réchappent sans mal.

Disparitions dans la brume

Le CAM va être une dernière fois frappé par le destin le 17 avril 1917, par une journée orageuse. En fin de matinée, cinq hydravions autrichiens sont aperçus en approche sur Venise et l’escadrille de chasse Nieuport (renommée N 561) décolle, et, aidée de deux FBA italiens, parvient à abattre un hydravion ennemi immatriculé K 192 qui est forcé de se poser sur l’eau, au large de la côte. Les Nieuport français, mission accomplie, reviennent à leur base tandis que les deux FBA italiens restent à tourner autour de l’épave. Le premier d’entre eux retourne vers Venise mais se pose en mer près d’un navire italien. Le second FBA italien revient directement à sa base.
C’est alors qu’interviennent les FBA du CAM. Le H5 piloté par le SM Jules Duclos découvre le premier FBA italien amarré près du navire. Il se pose à proximité, échange son observateur avec celui de l’italien, et part sur le lieu du naufrage. Il tente de se poser pour secourir des autrichiens mais la mer est mauvaise et il casse un de ses flotteurs latéraux dans l’entreprise. Mettant les gaz à fond, il parvient à redécoller par miracle et regagne Venise, laissant l’équipage ennemi à son sort… Les italiens perdront un de leurs FBA qui se brise en tentant à son tour d’amerrir près des deux hommes. Un Macchi L.3 parviendra finalement à se poser intact à proximité du double naufrage, mais, surchargé de quatre hommes supplémentaires, ne pourra être réduit qu’à attendre les secours.

Ceux-ci sont en route… Mais les plus proches sont autrichiens, puisque deux navires sont repérés. C’est le branle-bas de combat à Venise et le CAM fait décoller plusieurs de ses appareils en concert avec ceux des italiens. Les naufragés seront finalement recueillis par le Tb 75, un navire autrichien, qui sera repéré en vol par le FBA « H4 » piloté par l’EV André Woltz et le quartier maître Maurice Coste. Woltz fait un passage et lâche ses bombes, manquant de peu le navire dont les vitres sont brisées par le souffle. Mais les marins autrichiens ripostent de leur DCA et touchent le FBA français qui s’abat en mer, entraînant la perte de l’équipage qui disparaît dans les flots.

Woltz était le dernier officier du centre et son commandement revient au plus ancien dans le grade le plus élevé, qui est le second maître fourrier Cadio. Ce dernier va faire preuve d’une énergie surprenante à maintenir le centre en vie et à faire réaliser des missions opérationnelles. Mais ce n’est qu’une survie : l’aviation italienne est maintenant considérablement développée, ses nouveaux hydravions Macchi M 3 étant même supérieurs aux FBA français que les équipages italiens surnomment " Fatte Bene Attenzione " ! La décision est prise à Paris, après consultation des italiens, de supprimer le centre, qui continue cependant ses missions. Le dernier baroud d’honneur a lieu dans la nuit du 3 au 4 juin, où, en représailles d’un raid nocturne autrichien, le commandement italien envoie 5 hydravions bombarder les chantiers navals de Muggia près de Trieste. Trois de ces appareils sont fournis par le CAM de Venise, pilotés par Duclos (observateur matelot Jaouen), le Guennec (observateur quartier maître Lescut) et Giorzo (observateur quartier maître Barat). Après un vol de nuit de près de trois heures, les trois pilotes bombardent l’objectif malgré une intense DCA, Le Guennec descendant même à 50 mètres de hauteur pour permettre à son observateur de tirer à la mitrailleuse sur deux projecteurs qui s’éteignent immédiatement, facilitant leur retour vers la base. Tous les équipages reçoivent une décoration italienne et le capitaine de Chalonge, commandant la N 561, prend l’initiative de les proposer pour une décoration française.

Départ sans fanfare

Le départ du CAM s’effectue sans fanfare d’Italie. Les officiers de la marine italienne, pour qui la marine française a toujours été une rivale, ont assez mal supporté la présence des pilotes de l’aviation maritime qui d’ailleurs ont fait assez pale figure dès 1916 en manquant tantôt de pilotes tantôt d’appareils.

Le 22 juin 1917 arrive à Venise le commissaire de 1ere classe Louis Marin, qui est chargé de procéder à la liquidation du centre. Les huit FBA restants sont proposés à la marine italienne. Celle-ci remercie les autorités française de l'offre, mais la décline, car les FBA en service dans la marine italienne utilisent un autre type de moteur. Les hydravions français sont alors mis en caisse et embarqués à la gare. Le vice-amiral Cito de Filomarina, préfet maritime, adresse un ordre du jour élogieux à l’escadrille navale qui laisse au cimetière San Michèle 18 de ses hommes dont son commandant, plus trois d’entre eux disparus dans l’Adriatique. Seuls le capitaine de Chalonge et ses hommes ainsi que quelques officiers anglais vont saluer les marins français pour leur départ à la gare le 27 juin, aucun officier italien ne s’étant déplacé sur les lieux. Le commissaire Marin s’en étonne et le préfet maritime italien lui répond d’une boutade : " La France, plus vieille que l’Italie, est un peu sa belle-mère et vous avez que dans les familles on s’efforce de séparer les belles-mères des belles-filles ! " Il faut rendre justice aux officiers supérieurs de la marine italienne dans cette affaire. Par contre, ce sont les officiers subalternes de San Andréa qui n'aimaient pas trop les français et ont ostensiblement snobé leur départ. Les simples matelots n’ont que faire de ces querelles nationalistes d’officiers. Quand les matelots français quittent en barque l’île de San Andréa, les matelots italiens sont regroupés par leurs officiers pour un appel. Un matelot français leur crie " Vive l’Italie ! "… Un cœur de tous les matelots italiens lui répondra " Vive la France ! "

 

Les hommes

Navigants du CAM de Venise et de l'escadrille N 392 en 1916 - de gauche à droite :
EV1 Emery (obs), SM Jules Duclos, EV1 André Woltz, LV Antoine Reynaud, Slt Gabriel Trouvé (de la N 392), Slt Espanet (de la N 392), SM Paul Poggi.

 

Les hommes

EV1 Jean Jules Henri Roulier - Né à Paris (75), le 11 août 1891 - Brevet de pilote militaire n° 898 obtenu à l'école d'aviation militaire de Chartres, le 5 mai 1915 - Le 1er juillet 1915, ce pilote faisait équipage avec le QM Pierre Giorzo, à bord du FBA 100 ch n° 54 codé "10", ils ont largué deux bombes sur un sous-marin dans les environs de Pirano, dans le golfe de Trieste - Tué au combat, en compagnie du QM Auguste Costerousse, par le pilote autrichien Banfield, le 15 août 1916 - Photo collection David Méchin que je remercie pour son aide

QM Pierre Giorzo photographié le 3 avril 1917. Le 1er juillet 1915, cet observateur faisait équipage avec l'EV 1 Jean Roulier à bord du FBA 100 ch n° 54 codé "10", ils ont largué deux bombes sur un sous-marin dans les environs de Pirano, dans le golfe de Trieste.

Inconnu , EV1 Vaugeois et EV 1 Hémery posent devant un FBA 100 ch du CAM de Venise - Photo collection Paolo Varriale que je remercie pour son aide.

Les hommes

LV Antoine Lucien Reynaud - né à Toulon (Var), le 1er octobre 1879, tué par l'explosion d'une bombe au CAM de Venise, le 31 octobre 1916 - Commandant du CAM de Venise du 25 mai 1916 au 31 octobre 1916, date de sa mort lors du dramatique accident qui coûta la vie à 18 marins français et italiens et en blessa 17.

LV Jean-Louis Conneau - plus connu avant guerre sous le pseudonyme d’André Beaumont, il a participé à de nombreux meetings avant guerre, remportant sur Blériot un tour d’Angleterre face à Jules Védrines, ainsi le Paris-Rome de 1911, soufflant la première place à Roland Garros. Il est aussi chef-pilote de la firme Donnet Levèque, dont les FBA sont dérivés. Il a d'ailleurs instruit une bonne partie des pilotes d’hydravions.

EV1 André Philippe Adolphe Woltz - né à Lunéville, le 31 décembre 1885, décédé en mer, le 17 avril 1917- Commandant du CAM de Venise du 1er novembre 1916 au 17 avril 1917, date de sa mort en mer, en compagnie du QM Maurice Coste.

 

EV1 Jean Roulier

EV1 Jean Jules Henri Roulier - Né à Paris (75), le 11 août 1891 - Brevet de pilote militaire n° 898 obtenu à l'école d'aviation militaire de Chartres, le 5 mai 1915 - Le 1er juillet 1915, ce pilote faisait équipage avec le QM Pierre Giorzo, à bord du FBA 100 ch n° 54 codé "10", ils ont largué deux bombes sur un sous-marin dans les environs de Pirano, dans le golfe de Trieste - Tué au combat, en compagnie du QM Auguste Costerousse, par le pilote autrichien Banfield, le 15 août 1916 - Photo collection David Méchin que je remercie pour son aide

Jean Roulier (11 août 1891 - 15 août 1916)
écrit par Bernard Roulier (+)

Jean, né en 1891 à Paris, mourra pour la France en 1916, au cours d'un bombardement qu'il effectuait sur les installations militaires autrichiennes de Trieste.

La correspondance et les documents dont nous disposons montrent que Jean Roulier a été une personnalité marquante de sa génération. Doué d'une intelligence extrême et d'une sensibilité exacerbée, il avait un souci très aigu de son indépendance et de sa liberté. Quoique profondément lié à ses parents, à son père surtout, c'est pour se soustraire au milieu bourgeois dans lequel il a été élevé, et surtout à l'influence puritaine et quelque peu despotique de sa mère, qu'il choisira la marine.

Mais cette carrière fort brève le décevra, il n'y trouvera pas l'activité qu'il recherche et les relations humaines qu'il souhaite avoir avec ses camarades ou ses supérieurs, jugés souvent médiocres. Pour un jeune officier dont la carrière s'annonçait brillante, le choix de l'aéronavale sera une porte de sortie, relativement peu orthodoxe pour l'époque.

Son souci de se démarquer des voies traditionnelles le conduira à rechercher dans ses amitiés le marginal, l'original, l'aristocrate d'esprit ou de naissance.

Collectionneur né, toutes les formes d'art exotique le passionnent. Dans les sports qu'il pratique avec ardeur dès qu'il est à terre, chasse, tennis, cheval, golf, il trouve un dérivatif à son besoin d'action et à son anxiété. Dès qu'il en a le loisir, il lit et écrit des poèmes. Pour autant, il n'est pas un moine, les problèmes de transcendance l'intéressent peu. Il aime le luxe et le confort. Ses expériences féminines de jeunesse seront orageuses.

L'École Navale :

Entré à Bossuet, puis à Louis-le-Grand, Jean prépare le concours de l'École Navale. Il y sera reçu premier, en 1908, il a à peine 17 ans. Il en sortira en juillet 1910, également premier de sa promotion.

En 1911, le capitaine de frégate Thomine, commandant en second de l'École Navale, écrit à Jules Roulier : "Je pense qu'on trouve tous les 10 ans à l'École Navale un élève aussi complet que Roulier. Il a tout pour lui, une intelligence brillante, une aptitude aussi grande pour la pratique et la théorie. De plus, il est distingué et joli garçon (...)."

Durant ses deux années d'École, Jean fait campagne sur le Dugay-Trouin, et visite le Brésil, les Antilles, la Norvège, et les pays bordant la Méditerranée.

La campagne d'Extrême-Orient :

Promu enseigne de vaisseau en 1911, il est affecté en Asie. C'est une année agitée, une révolution en Chine a renversé la dynastie impériale mandchoue, et proclamé la république. Les puissances occidentales ont mobilisé leurs marines de guerre pour protéger les concessions. À lire la correspondance de Jean, les dangers de cette situation politique ne semblent pas l'avoir affecté.

De Shanghai, à bord du croiseur Kléber, il écrit à son frère pour lui demander un livre de Reinach, "Histoire comparée des philosophes grecs", "Le monde comme volonté et représentation" de Schopenhauer, et "Le chariot d'or" ainsi que "Aux flancs du vase" de Samain.

L'amiral de Kérillis l'ayant choisi comme second officier d'ordonnance, Jean est affecté sur un torpilleur, le d'Iberville, où l'amiral est logé.

"Il me faut absolument un habit, écrit-il à son père, car ici on ne peut aller nulle part en smoking, et ma nouvelle fonction auprès de l'amiral m'obligera à porter très souvent cette tenue. Quelle déveine de ne pas avoir d'habit, je rate de ce fait un bal très chic, le plus chic de la saison, je vais tâcher tout de même de m'y infiltrer en uniforme.". Chez Madame de la Batie, la femme du Consul de France, qui l'a reçu pour le thé, "j'ai été présenté à quelques personnes, et cela me procurera, je l'espère, quelques bals pour cet hiver."

Finalement, Jean sera envoyé à Saigon sur le croiseur Dupleix. Il écrit à sa sœur Germaine : "Pendant que tu te pavanes dans une chambre luxueuse et vaste, j'ai sur le Dupleix un rectangle de 1 mètre sur 1,80 mètre, dans lequel je n'ai pas la place de tenir debout, il s'en faut de 3 cm (Jean mesurait 1,78 m), et où règne une température de 33 à 38° (...). Il me reste le théâtre et le tennis, je joue régulièrement tous les jours de 4 à 7 heures.
La société de Saigon est fort peu intéressante, elle reçoit très peu, il fait trop chaud; elle se compose presque exclusivement de forbans et de fonctionnaires d'une vulgarité écœurante, je n'ai pas rencontré encore une femme à peu près spirituelle et cultivée, ayant l'usage du monde (...), mais d'Harcourt, parent assez proche de notre voisin de Falaise et fils d'un colonel de cavalerie, est tout à fait gentil et simple, il me plaît beaucoup."

De Saigon, Jean adresse à sa mère en janvier 1912 une philippique assez dure, très révélatrice de son caractère "soupe au lait", et dont il demandera pardon dans ses lettres ultérieures. Apprenant que, selon son père, la lecture du livre de Schopenhauer le ferait "toucher à la porte de la perversion", Jean se soumet de mauvaise grâce: "Je n'en franchirai pas le seuil et réserve mon noviciat à plus tard." Mais il s'insurge très ouvertement contre le "despotisme jaloux" de sa mère et l'influence qu'elle veut exercer sur la conduite de sa vie : "N'emplis pas huit pages de tes imprécation, ne cherche pas trop non plus à m'éclairer (...). De plus en plus, je me suis écarté du "bon modèle" de l'élève consciencieux qui fait plus tard la fierté et l'orgueil des familles; je ne puis souffrir son gros bon sens, la froide sérénité sur laquelle il s'assied de tout le poids des principes antiques que sa famille et son "monde" lui ont donné pour scapulaire. J'aime avant tout l'original, la fantaisie, tout ce qui rachète la monotonie si ennuyeuse de la vie. (..) Ta diatribe me rappelle le mot de Papa, "tu ne te plairas jamais dans ton monde". Je vous supplie de me laisser vivre à ma guise, choisir mes relations où il me plaît, et suivre la voie où me poussent mes instincts, pourvu que je n'y insulte jamais la fierté que j'ai reçue de vous. (...) Je suis un homme aujourd'hui, je vis ma vie tout seul. (...) Ne fais pas de projets car je sais trop l'amour fou que j'ai pour l'indépendance (...). La vie ne me paraît supportable que libre, la mer m'y a poussé."

C'est à Saigon qu'il découvre l'aviation. Il le raconte à son frère André en février 1912 : "Monsieur de Laborde (un de ses lieutenants de vaisseau) a poursuivi depuis trois semaines des expériences d'aviation sur un Blériot qu'il a fait venir de France pour 21.000 F. et au bout de la huitième leçon, il s'est envolé (...). Si l'école Blériot fonctionne encore, je serais bien tenté à mon tour d'apprendre. Mais silence auprès de maman et papa (...)."

La solde du jeune officier est très insuffisante... De Hong-Kong, où il débarque en mars 1912, Jean demande à son père de vendre quelques obligations de 500 F. que sa grand-mère lui avait données, croyant utile de préciser que ceci ne couvrira pas "certaines dépenses que ne connaissent pas les gens mariés et qui sont tellement hors de prix que ma vertu est encore sauve!"

Une bonne partie de l'année 1912 sera consacrée au Japon, à bord du Dupleix. Jean en profite pour courir les boutiques d'antiquaire et acheter "les jolies curiosités, laques rouges et or, ivoires, bois sculptés, etc..." Il note que : "Les étrangers achètent pour des prix fous des choses horribles et j'ai peur que ma grand-mère n'en ait fait souvent autant; une femme seule, sans expérience ni préparation artistique spéciale, ne peut arriver à rien."

En septembre 1912, Jean assiste aux funérailles du Mikado, l'empereur du Japon : "Tous les Etats ont envoyé en rade de Yokohama des forces navales pour les représenter. Cela fait un fort joli tableau que ces quelque trente navires de guerre qui émaillent le golfe de Tokyo.

Nous avons été à Tokyo voir l'enterrement du Mikado, il y avait environ 200 officiers, des anglais, des allemands, des hollandais, des autrichiens et des américains, et une foule d'officiers japonais de toutes les armes. Tokyo semblait mort, toutes les maisons voilées de crêpes, tout travail suspendu (...) tout bruit interdit.

Nous attendîmes jusqu'à la tombée de la nuit... Ce furent d'abord des soldats, précédés d'un maître des cérémonies habillé d'un long kimono gris aux armes impériales et portant une lanterne de papier pour éclairer la voie. Les soldats marchaient sur du sable répandu sur le boulevard. Pas un bruit de pas, pas un frottement d'acier, pas un commandement ne s'entendait. Les musiques militaires jouaient des airs de beugle à trois ou quatre notes, qui recommençaient sans cesse sur le même motif, et produisait sur les nerfs des spectateurs une angoisse indescriptible.

Puis vinrent les dignitaires de la Cour et des hérauts portant les gongs, les arcs à flèches de laque d'or, les sabres admirables du Trésor Impérial, puis les porte-étendards; enfin apparut le char.

Il était haut de quatre mètres et tout en bois laqué rouge. Aucune pièce de fer ne devait, selon le rite, entrer dans sa construction, les essieux de bois grinçaient à chaque tour de roue. Il était attelé de deux bœufs, conduits par huit bouviers et carapaçonnés de blanc.

Le char était suivi d'un prince du sang représentant le nouvel empereur et des dignitaires du palais, très simplement habillés, mais avec une grande élégance, de kimonos gris et coiffés de mitres noires. Passa enfin tout ce que le Japon comptait de généraux et d'amiraux, puis une troupe de fifres et de musiciens soufflant dans des sortes de coquillages qui pleuraient lamentablement. Des soldats encore, quelques torches, et c'est tout."

Jean conservera le souvenir d'avoir été "le témoin d'un troublant mystère. "Ce qui m'a frappé (...), c'est la simplicité du cortège, ce n'était ni grand, ni beau, ni d'une magnificence impériale, c'était la célébration d'un culte surnaturel (...) d'une étonnante majesté."

Retour à Shanghai, où le Dupleix est accueilli par l'escadre anglaise : "L'amiral a organisé un bal à bord du cuirassé Minotaure, et nous avons bu du whisky écossais, mais qu'est-ce que cela à côté des beuveries que nous réserve Vladivostok!"

De Shanghai, Jean écrit à son père d'intervenir à Paris pour qu'on l'affecte avec son ami d'Harcourt sur le d'Iberville : "D'Harcourt est décidément tout à fait intelligent et a du cœur. Il est en outre très bien élevé, et cette considération qui n'a pas jusqu'ici guidé le choix de mes amitiés vous fera à toi et à maman certainement plaisir."

Jean obtiendra gain de cause : il est embarqué avec d'Harcourt sur le d'Iberville et se trouve en novembre 1912 au cœur de la Chine. Le contre-torpilleur a remonté le Yangtsé, cet immense fleuve, jusqu'à Hankeou : "Le paysage, c'est la plaine chinoise, immense, dénudée et incompréhensible. Aucune promenade possible, pas de chemins, pas de collines. Rien que de la boue, des rizières, et d'immondes masures où grouillent des bêtes dans la puanteur d'une misère générale (...). Les Chinois sont bien calmes, leur folie révolutionnaire est passée et tous sont revenus au commerce et au pillage séculaire.
Mon service à bord est varié et intéressant: je suis à la fois torpilleur, chef de la TSF, électricien, officier de sécurité, et commandant de la compagnie de débarquement qui comprend 24 hommes; de sorte que si les Chinois se remuent comme l'an passé, j'irai défendre la concession avec ma petite troupe."

Les distractions ne manquent pas : "Il y a un fort noyau d'européens, chacune des grandes nations possédant une concession. J'espère être introduit dans la société rapidement, où la renommée veut qu'on s'y amuse beaucoup. La chasse est abondante dans les environs, où pullulent canards et oies sauvages; on rencontre aussi des faisans et des chevreuils. J'ai loué un poney chinois que je monte quatre fois par semaine (...), nous faisons des courses au grand galop sur le champ de course anglais."

Une régate à l'aviron entre les canonnières de Hankéou est organisée, Jean s'y entraîne. Il ne gagnera pas, mais "nous avons invité beaucoup de jolies femmes et préparé un thé somptueux (...). J'ai eu à défaut de prix le sourire de ces jolies femmes pour me dédommager" écrit-il à son père le 4 mars 1913. Ce sera sa dernière lettre d'Extrême-Orient. Jean, rappelé d'urgence à Paris en raison de la maladie de son père, prend le Transsibérien. Il arrivera trop tard pour embrasser ce père auquel il était si lié.

Toulon :

Au printemps de 1913, Jean est affecté à Toulon sur un torpilleur, comme officier canonnier. Cette fonction ne l'intéresse guère. Il se sent très solitaire : "Il me manque un ami comme d'Harcourt et je ne me console pas de l'avoir perdu. Beaucoup de mes camarades font la noce, mais je ne suis pas de ce jeu qui finit toujours par un collage avec une femme bien peu intéressante et parfois dangereuse. J'ai fait la connaissance au tennis de quelques ménages qui sont gentils, mais les relations que je pourrais avoir avec le milieu toulonnais seront trop rares pour être d'une grande ressource, et d'autre part, les jeunes filles y sont à l'affût d'un mari et font à ceux qui les dédaignent une exécrable réputation."

Jean, souhaitant se loger agréablement à Toulon, finit par trouver rue Victor Clapin un appartement de quatre pièces, "chambre, grand cabinet de toilette, antichambre et fumoir", qu'il loue pour 80 F. par mois. Une correspondance avec sa mère va concerner la décoration et l'ameublement, où Jean témoigne une curieuse anxiété, et un souci minutieux de la perfection.

Sa solde, bien modeste, 200 F. par mois, ne permet guère de faire des folies. Avec la petite pension maternelle, il dépense 400 F., dont 80 F. pour le logement, 150 F. pour l'habillement, 30 F. pour le blanchissage, et 100 F. pour le café (?), 20 F. pour le cercle et le tennis, 20 F. pour l'ordonnance.

EV 1 Jean Roulier

Pourquoi ne pas demander un revenu fixe à sa grand-mère Lucile Cros ? Jean suggère à sa mère d'intervenir auprès d'elle : "Grand-mère devant nous doter à l'époque de nos mariages, voudra-t-elle avant me faire une pension mensuelle ou trimestrielle ? L'ère des petits subsides est en effet passée et je ne puis régler mon train de vie que sur un revenu fixe. J'ai calculé qu'une mensualité de 500 F. me permettrait de satisfaire à toutes les petites distractions d'un garçon, couvrant son appartement à meubler et à entretenir, et des excursions du samedi au lundi de chaque semaine, pour fuir la poussière et le spleen de Toulon."

Finalement, Jean demande à sa mère de ne rien faire auprès de sa grand-mère : "Elle est, depuis la mort de papa, si capricieuse et étrange sur les affaires d'argent que je ne sais pas comment elle comprendra ma demande."

Lucile Cros viendra voir son petit-fils à Toulon : "Grand-mère s'y est assommée, raconte Jean à sa mère. Elle est d'ailleurs de plus en plus excitée. Elle prépare un voyage en Transcaucasie pour l'an prochain, dont tu ne te doutes peut-être pas. Sa dernière manie est de vouloir à toutes forces m'accompagner au café pour voir du monde. J'ai beau lui répéter qu'on n'y voit que des femmes légères, elle n'en démord pas, et prétend qu'à son âge, on se fiche du ridicule. Moi pas, et je refuse de l'accompagner."

Sa mère reproche à Jean d'apprendre le tango en un temps de grand deuil familial qui interdit toute réunion mondaine. En octobre 1913, Jean lui répond : "Tandis que tu te renfermais dans le cloître de ton passé, il m'a semblé qu'au moment où commençait ma carrière, il fallait fournir un terrible effort pour surmonter l'abattement de notre deuil et épurer, pour ainsi dire, le souvenir de l'absent, en oubliant par exemple sa trop terrible affection, l'affre de la dernière heure, pour ne considérer que la vision de cet homme magnifiquement grand et puissant par l'intelligence et le caractère, afin de le prendre pour guide et honorer sa mémoire par mes succès. (...) La vie n'est pas possible dans un temple, il me faut des sourires, des gaîtés, des distractions."

Une aventure sentimentale :

À Toulon, Jean eut une liaison avec une jeune femme divorcée, de mœurs assez libres, Henriette Farjon, dite "Libellule".

Que Jean fut séduisant, cela était certain, si l'on en juge par le portrait qu'en trace un de ses amis marins en ce début de l'année 1914 : "Svelte, élancé, toujours élégant. Une tête intelligente, au front puissant (...). deux grands yeux prodigieusement vivants vous plantaient sur le visage un regard clair, vif, aigu, qui savait aussi être doux (...). On ne résistait pas au sourire de ces yeux-là."

Cette liaison, très vite orageuse, prendra fin en juin 1914. Sa mère, alertée et fort inquiète, interroge les amis marins de son fils, pour en savoir plus et tenter de comprendre. Jean fera le point de cette "malheureuse folie" dans une lettre qu'il adresse à sa mère, alors qu'il a quitté Toulon pour être affecté sur un torpilleur basé à Cherbourg : "Ayant quitté la maison à 17 ans, j'y revenais à 22, et dans quelles circonstances... Au milieu de vous, ma douleur ne fut que l'ouverture d'une irrémédiable neurasthénie. Quelle pouvait être l'espérance, la foi dans le bonheur, d'un garçon qui, comme tous les marins, a senti trop vivement dans ses meilleures étapes de voyage le fil de la nostalgie, le chagrin de tout ce qui passe, le sentiment qu'il a tout rompu derrière lui et qui a le surcroît de douleur de trouver à son retour le foyer vide ?

J'étais détraqué, une femme me consola. Tout disparaissait à mes yeux qui ne fut pas elle. Car sa beauté me résistait, elle l'exploita. J'ai vécu un hiver odieux, sachant parfaitement que je me faisais volontairement du mal, mais impuissant à m'enfuir (...). Quelle femme hideuse, fatalement intéressée! (...) mais elle avait un joli visage, me vit pleurer, m'embrassa, me consola, et je l'aimais éperdument, sans vouloir ouvrir les yeux sur ce que mon bon sens ne pouvait ignorer.

Il est presque sacrilège de dire que je fis cette bêtise parce que je souffrais de la mort de papa, et c'est pourtant cela. (...) Quand j'aime quelqu'un, je lui donne mon cœur tout entier (...). Cette terrible sensibilité me fera souffrit jusqu'à ma mort (...). J'ai galvaudé beaucoup d'amour à l'égard d'une femme indigne qui ne m'a payé que d'ingratitude et de tourments (...). J'ai tellement souffert des espoirs que j'avais mis sur une affection malsaine que je crois avoir payé, moi aussi, ma rançon.

Tu me considères comme un grand enfant, et tu n'as pas tort. Mais où tu te trompes, c'est quand tu dis que ton fils est un garnement violent, indiscipliné et jouisseur qui va où ses plaisirs l'appellent. (...) Ce qui domine mon humeur et guide presque toutes mes actions, plus encore que l'enthousiasme et l'indépendance, c'est le besoin de tendresse, le désir d'être aimé.

L'ami qui m'entraîna dans l'aviation m'a rendu un service inoubliable. Sans lui, je ne doutes pas que ma maladie mentale eût empiré au point de me conduire au suicide. Je voyais là le seul salut profitable et, du jour au lendemain, j'ai retrouvé l'enthousiasme et l'activité de mes 17 ans."

L'aviation :

La découverte de l'aviation à Saigon, auprès de son ami le lieutenant de vaisseau de Laborde, avait profondément marqué Jean. Voler était devenu son secret désir.

En avril 1914 : "J'avais depuis deux mois demandé l'aviation, écrit-il à sa mère, et j'ai rejoint Saint-Raphaël et le "Foudre" comme observateur d'aéroplane (...). Je viens de recevoir le baptême de l'air, je suis aux anges. Je suis extrêmement tourmenté de la façon dont tu vas accueillir ma nouvelle position, mais je suis voué aux entreprises hardies. (...) J'ai l'intention de rendre à la marine, que j'aime malgré tout, l'importante contribution de mon travail et de mon courage."

De Bizerte, un mois plus tard, il demande à sa mère du piston auprès du Ministère de la Marine pour le choix de l'école d'application, et ajoute : "Il règne un esprit de camaraderie merveilleux que l'on retrouve rarement dans la marine. (...) Plus je réfléchis à ce qui m'attend, plus je me persuade que j'ai suivi la bonne voie, après avoir fait l'effort indispensable pour m'évader du mauvais chemin où je m'abrutissais sans profit. Comprend-le et approuve moi."

La guerre de 1914 :

Les premiers mois de la guerre, Jean est affecté sur un torpilleur, le "Francisque", qui navigue entre Cherbourg et Portsmouth. Il n'est pas très heureux : "Dans ce petit carré, écrit-il à sa mère , entre un mécanicien de 42 ans et un lieutenant de vaisseau de 38 ans, mariés tous deux et aigris comme tant de gens, hélas, je souffre en mon fort intérieur d'un isolement complet. J'ai hérité d'un défaut : le besoin de confidences, ici j'en suis sevré, c'est l'aridité du désert."

Cependant Jean parvient à obtenir, à Chartres, son brevet de pilote.

Venise :

En mai 1915, Jean est affecté à Venise comme pilote aviateur de l'escadrille française. Une base aérienne franco-italienne a en effet été créée en Adriatique pour s'opposer aux puissantes forces aériennes et navales autrichiennes de Trieste.

Un mois à peine après son arrivée, Jean réussira un coup de maître. Au cours d'une mission près de la côte ennemie, il aperçoit un grand sous-marin autrichien naviguant en surface. Il pique dessus jusqu'à 15 mètres du submersible et lâche deux bombes près de la tourelle. Le sous-marin réussira à plonger, mais ralliera sa base fortement endommagé, avec plusieurs victimes. Une peinture à l'huile a relaté ce fait d'arme, qui vaudra à Jean sa première citation à l'ordre de l'armée.

Les moyens en hommes et en matériel de la base française sont malheureusement limités. En juillet 1915, Jean se plaint à son frère de "l'inaction ou de l'action stérile" où il se trouve. "Je vole environ 2 heures tous les trois jours, nos moteurs ne font pas mieux". Les pertes sont importantes, l'escadrille française perdra en 20 mois un tiers de ses effectifs.

Quand il n'est pas en mission, Jean mène une vie charmante. La société vénitienne le reçoit. Il se lie d'amitié avec le célèbre poète et romancier Gabriele d'Annunzio, qui appartient à l'escadrille italienne basée à Venise. D'abord logé à l'hôtel Danieli, il s'installe ensuite à la Casa Petrarca, une pension située sur le Grand Canal.

Heureux dans l'action, Jean est aussi un esprit inventif. Dès 1914, il fait les plans d'un hydravion de chasse, jugé par la marine comme une avancée technologique importante. C'est à Venise qu'il pourra en parfaire les plans. En juin 1916, il raconte à son frère : "Les Italiens nous ont fait des propositions écrites pour construire à Venise, probablement dans un chantier privé, mon appareil."

Mais en France, la guerre, et sans doute aussi la lenteur des bureaux militaires, empêcheront la réalisation de ce nouvel appareil, qui ne sera construit qu'après la mort de son inventeur. En 1917, l'amiral Merveilleux du Vignaux écrivit à notre grand-mère que les essais de l'appareil ont été effectués à Saint-Raphaël, mais que les progrès de l'aviation maritime ne permettront pas d'en entreprendre la fabrication en série.

En juillet 1916, Jean se plaint de la pénurie de matériel : "Je n'ai toujours pas de mitrailleuses, écrit-il à sa mère. Enfin, nous aurons dans huit jours des FBA Hispano qui marchent vite. (...) Si tu as quelque influence au Ministère, persuade-les que nous nous couvrons de ridicule aux yeux des Italiens avec notre pénurie constante de matériel, appareils, mitrailleuses, etc..."

Ce même mois, Jean a eu un accident d'avion assez sérieux qui nécessitera quelques jours d'hospitalisation; au début d'août, il va voler à nouveau. Il admet cependant : "J'ai encore des étourdissements, et je suis plus nerveux que jamais."

Il est heureux, car il vient de recevoir deux nouveau appareils : "Pourvu que les moteurs tiennent; quelle cochonnerie que tout ce matériel ! Enfin, ce n'est pas la mer à boire que d'être capturé, il paraît qu'on joue très bien au bridge en Autriche."

Sa dernière lettre est du 9 août, adressée à son frère. Elle révèle que Jean a pressenti inconsciemment le destin qui l'attend quelques jours après : "Les Autrichiens obtiennent des résultats épatants avec leur hydravion de chasse. L'un d'eux, nommé Banfield, est à son troisième avion abattu. (...) Nous avons en ce moment deux Hispano pour six pilotes (...), c'est un nombre ridicule, en réalité notre escadrille de six pilotes devrait comprendre au minimum douze machines. Nos Hispanos seront fin prêts cette semaine. Ils vont vite mais montent lentement et sont très lourds et lents à virer. Enfin, la chasse me paraît très problématique avec cet outil là. En face d'un monoplace léger, manœuvrant et montant comme un merle, que fera-t-il? Je me le demande avec anxiété."

C'est précisément pour toutes ces raisons que Jean sera tué quelques jours plus tard... En juillet 1916, il avait adressé à son commandant une lettre d'adieu ainsi libellée : "Mon cher commandant, à l'heure actuelle, je suis mort ou prisonnier. Je vous serais obligé de me faire l'amitié d'envoyer les deux lettres ci-jointes à leur adresse. L'une d'elle, celle de Saint-Raphaël, contient 3.000 F. Je désire également que, tous frais payés, ce qui reste de mon arriéré de solde soit envoyé à Saint-Raphaël (voir l'adresse sur l'enveloppe) et mes affaires à Paris.

Mes amitiés aux camarades, dites-leur de ma part que je leur souhaite beaucoup de gloire, fût-ce même une belle mort. Si je suis prisonnier, je vous suivrai avec anxiété, et j'applaudirai à vos beaux coups. Je vous serre cordialement la main. Vive la France ! Jean Roulier"

À sa mère, Jean écrit le même jour : "Si on te remet cette lettre, c'est que je serai prisonnier (...). Pour l'argent que j'ai en liberté, j'ai prié le commandant de l'envoyer à ma petite amie; c'est une petite fille délicieuse, aimante et droite. Si tu la connaissais, tu l'aimerais comme tout le monde. Elle vit chez moi, à Toulon, aussi comprendras-tu que je lui ai destiné les quelques billets que j'ai en réserve."

Apparemment, Libellule avait été remplacée...

Mort à Venise :

Le 15 août 1916, deux hydravions français, accompagnés de cinq hydravions italiens et de quatre chasseurs français Nieuport, prennent part à une importante opération de bombardement sur des installations militaires autrichiennes de Trieste. L'un des hydravions est piloté par Jean. Après que chacun ait largué ses bombes sur l'objectif, le deuxième hydravion français, en panne de moteur, doit amerrir. Les chasseurs ont disparu, Jean est seul. C'est alors qu'un hydravion autrichien, piloté par Banfield, l'attaque par derrière. Jean est tué net. Un torpilleur italien viendra repêcher son corps.

Des funérailles solennelles seront célébrées à Venise en présence des plus hautes personnalités civiles et militaires. À l'issue du service religieux, d'Annunzio qui, quelques jours après la mort de Jean Roulier, sera grièvement blessé et perdra un œil lorsque son hydravion sera descendu par la chasse autrichienne, prononcera quelques paroles : "(...) Celui qui l'a vu ne peut l'oublier. Cet amant ailé du danger avait la jeunesse, la richesse, la grâce, l'amour des belles choses, une élégance un peu dédaigneuse de l'esprit qui séduisait, le courage tranquille, la foi pure. Il avait tout cela, et son sourire. (...)"

On déposera sur son cercueil sa croix de guerre avec palmes, la croix de la Légion d'Honneur à titre posthume. Le Gouvernement Italien lui décernera la médaille d'argent "à la valeur militaire", et donnera son nom à une batterie côtière de la marine italienne, à Grado. Sa dépouille mortelle sera inhumée au cimetière de San Michele. En 1919, notre père ramènera en France le corps de son frère, son exhumation donnera lieu à d'émouvantes cérémonies officielles à Venise.

Un incident assez émouvant eut lieu à Paris, après la guerre, que raconte notre grand-mère. Un monsieur inconnu sonne à la porte de la rue du Pont de Lodi et insiste pour être reçu. Notre grand-mère fait répondre par le domestique qu'elle ne reçoit personne, l'accent du visiteur révèle qu'il est probablement allemand. Il est finalement reçu. C'était le baron Gottfried von Banfield en personne, il venait dire combien il avait regretté la mort d'un valeureux adversaire.

En 1920, le traité de Versailles ayant donné à la France le droit de se saisir de plusieurs bâtiments de guerre allemands, un sous-marin U.122 sera débaptisé et portera le nom de Jean Roulier. Il servira dans les forces navales françaises jusqu'en 1935.

Dans les années 1920, notre grand-mère recevra de nombreuses lettres de camarades officiers de Jean.

"Il demeure pour moi, écrit le capitaine de vaisseau Thomine, le type accompli du jeune officier. Son intelligence me remplit encore d'admiration et je la cite comme la plus complète qu'il m'ait été donné de rencontrer. Elle s'imposait à ses camarades avec une lumineuse évidence et aucun d'eux, même le moins modeste, ne songeait à se comparer à lui. Il les dominait tous dans l'effort et cependant tous l'aimaient car il avait un grand cœur (...). La nature, qui l'avait comblé de ses dons, avait même voulu qu'il fût beau (...)"

Une autre lettre, de son camarade J. de la Rochefoucauld : "Il nous a laissé l'image que rien n'effacera d'une jeunesse ardente, lumineuse et superbe. Il nous a légué l'exemple d'une volonté fière, celui du courage, d'une vertu gaie. (...) Jean était pour moi, comme pour tant d'autres parmi nous, plus et mieux qu'un camarade, il était notre ami, il l'était par le charme de sa jeunesse et la noblesse de son cœur."

Un autre officier ajoute : "Il reste dans nos cœurs un camarade parfait et l'officier hors ligne qui était la gloire de notre promotion."

Un sergent d'escadrille, probablement membre de la base française de Venise, écrit à notre grand-mère : "Toujours je garderai le souvenir de sa belle intelligence et de sa sensibilité d'une si rare qualité. Il est si exceptionnel de rencontrer des esprits de sa valeur (...). J'ai des lettres de Jean dont la hauteur de vue ne surprend pas et qui m'ont fait rêver et saisir par quelle évolution avait passé une âme frémissante et tourmentée d'un passionné désir de grandeur et de beauté."

Jean Roulier a laissé plusieurs carnets de poésie.

Texte écrit par Bernard Roulier (+) et transmis par le Père Ivan Roulier, curé de Joigny, que je remercie pour son aide.

 

Les hydravions

FBA 100 ch n° 94 codé "12" de l'équipage EV1 André Vaugeois et obs Gramaticopoulo (obs italien) - Après un combat contre Banfield, observateur tué au combat et pilote fait prisonnier. Deux vues de leur hydravion capturé par les Austro-Hongrois. Photo collection Bernhard Totschinger que je remercie pour son aide.

FBA 100 ch n° 94 codé "12" de l'équipage EV1 André Vaugeois et obs Gramaticopoulo (obs italien) - Après un combat contre Banfield, l'observateur a été tué au combat et le pilote fait prisonnier. Deux vues de leur hydravion capturé par les Austro-Hongrois. Photo collection Bernhard Totschinger que je remercie pour son aide.

Le 15 août 1916, l'EV1 Jean Roulier inspecte son FBA 150 ch n° 308. Dans quelques instants, il décollera pour son dernier vol et sera tué, en compagnie du QM Auguste Costerousse, par le pilote autrichien Banfield. Photo SHD section Air de Vincennes.

FBA 150 ch n° 308 de l'EV1 Jean Roulier et du QM Auguste Costerousse descendu par le Linienschiffeutnant Banfield au large de Trieste, le 15 août 1916 - Photo collection de Bernhard Totschinger que je remercie pour son aide.

Ce n'est pas le départ des 24 heures du Mans mais l'alignement des hydravions FBA 150 hp du CAM de Venise - Photo collection Paolo Varriale que je remercie pour son aide.

Les hydravions

FBA 100 ch codé "10" pilote par l'EV1 Jean Roulier pendant un déploiement à Grado. Cette position permettait de couper la route des hydravions Austro-hongrois qui allaient bombarder la ville de Venise - Photo collection Paolo Varriale que je remercie pour son aide.

Le FBA 150 ch n° 321 détruit par l'explosion accidentelle d'une bombe à l'île de San Andrea , le 31 octobre 1916 - A la vue des dégats aux alentours, la détonation a peut-être déclenché la destruction de plusieurs bombes emportées par l'hydravion français. Elle a provoqué la mort de 15 marins français, 3 italiens et en a blessé 8 français et 9 italiens. Photo collection Paolo Varriale que je remercie pour son aide.

Le FBA 150 ch n° 321 détruit par l'explosion accidentelle d'une bombe à l'île de San Andrea , le 31 octobre 1916 - A la vue des dégats aux alentours, la détonation a peut-être déclenché la destruction de plusieurs bombes emportées par l'hydravion français. Elle a provoqué la mort de 15 marins français, 3 italiens et en a blessé 8 français et 9 italiens. Photo collection Paolo Varriale que je remercie pour son aide.

Hydravion français FBA 150 ch codé "H 7" du CAM de Venise remonte le chenal devant la base hydronavale italienne. Photo collection Paolo Varriale que je remercie pour son aide.

Hydravion français FBA 150 ch du CAM de Venise remonte le chenal devant la base hydronavale italienne - Photo collection Paolo Varriale que je remercie pour son aide.


 

Appareils Autro-Hongrois

Hydravion Lohner L 16 du Linienschiffleutnant autrichien Gottfried Banfield. Un appareil de ce type (le L 78) sera capturé intact suite à un amerrissage forcé près de Venise.

Leur adversaire

Linienschiffleutnant Gottfried Banfield (Autriche) - L'adversaire le plus dangereux des équipages du CAM de Venise - Ce pilote lui abattra 3 hydravions pendant les combats contre cette unité.

 

Couleurs des hydravions

FBA 100 ch n° 94 codé "12" de l'EV André Vaugeois / Gramaticopoulo, descendu et capturé après un combat contre le pilote autrichien Banfield le 23 juin 1916 - Dessin David Méchin.

Le 1er juillet 1915, l'EV Roulier, pilotant le FBA 150 ch codé "10" emmenant le matelot Giorzo effectue une reconnaissance jusqu’à la baie de Trieste - Les deux hommes aperçoivent un sous-marin sortant de Pirano, qui s’avère être le U 11 et qui commence immédiatement à plonger - Roulier descend à 15 mètres de hauteur et fait lancer deux bombes qui éclatent à 3 mètres par le travers du kiosque, alors que le sous-marin disparaît sous les flots - Roulier et Giorzo observent quelques bulles d’air à la surface et perdent la trace de son sillage - Le FBA se pose alors à Porto Lignano pour une courte escale et rentre à Venise - Dessin David Méchin.

Donnet Denhaut 160 ch Canton-Unné n° 33 - Hydravion jugé de mauvaise qualité et employé par le CAM de Venise uniquement pour des vols locaux - Dessin David Méchin.

Couleurs des hydravions

FBA 150 ch n° 308 de l'équipage EV1 Jean Roulier / QM Auguste Costerousse est descendu par le pilote autrichien Banfield, le 15 août 1016 - Dessin David Méchin.

FBA 100 ch n° 39 codé "2" du LV Conneau - Dessin David Méchin.

FBA 150 ch n° 310 de l'équipage SM Jules Duclos / QM le Men est descendu par Banfield le 15 août 1916, quelques minutes avant le FBA 150 ch n° 308 de l'équipage EV1 Jean Roulier / QM Auguste Costerousse - Le 310 survit à l'attaque et sera ramené à Venise remorqué par un navire italien - Il y est réparé et baptisé "Chichourlette revient quand même" - Dessin David Méchin.

Lohner L 16 du Linienschiffleutnant Gottfried Banfield, principal adversaire des pilotes du CAM de Venise - Dessin David Méchin.

 

Photos des tombes des marins reposant
au cimetière San Michele de Venise

 

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Présentation en 360 ° du carré militaire français réunissant dix-huit tombes d'aviateurs et marins de la Marine française dans le cimetière de l'ïle San Michele de Venise - Cliquez sur l'image pour lancer l'application - Elle a été réalisée par M. Hervé Marhic, un ancien pilote d'hélicoptères de la Marine Nationale, à qui j'adresse tous mes remerciements.

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Monuments commémoratifs
et tombes

Détail de la tombe de la Famille Roulier dans le cimetière de Montparnasse à Paris (75) - L'EV1 Jean Roulier, tué au combat, le 15 août 1916 y repose - Photo Alain Octavie transmise par Régis Biaux que je remercie tous les deux pour leur aide.

Tombe de la Famille Roulier dans le cimetière de Montparnasse à Paris (75) - L'EV1 Jean Roulier, tué au combat, le 15 août 1916 y repose - Elle se trouve dans la division 17 (petit cimetière soit 2e section) - Photo Alain Octavie transmise par Régis Biaux que je remercie tous les deux pour leur aide.

 

Remerciements :

- M. David Méchin pour son étude sur le CAM de Venise.
- M. Bernhard Totschinger pour l'envoi des photos de FBA du CAM de Venise.
- M. Paolo Varriale pour l'envoi des photos du CAM de Venise.
- Père Ivan Roulier pour l'envoi de la biographie d'EV1 Jean Roulier, écrite par son frère Bernard (+) en 2000.
- M. Hervé Marhic pour la mise à disposition de sa présentation 360° du carré militaire du cimetière de l'Ile San Michele de Venise.
- M. Régis Biaux pour l'envoi des photos de la tombe de l'EV Jean Roulier.
- M. Alain Octavie pour ses photos de la tombe de l'EV Jean Roulier.

Bibliographie :

- L'Aviation Maritime Française pendant la Grande Guerre - par Morareau - Feuilloy - Courtinat - Le Roy - Rossignol - publié par l'ARDHAN en 1999 - Voir ce lien
- Les escadrilles de l'aéronautique militaire française - Symbolique et histoire - 1912-1920
- Ouvrage collectif publié par le SHAA de Vincennes en 2003.
- The French Air Service War Chronology 1914-1918 par Frank W.Bailey et Christophe Cony publié par les éditions Grub Street en 2001.
- L'aviation française 1914-1940, ses escadrilles, ses insignes - par le Commandant E Moreau-Bérillon - publié à compte d'auteur en 1970.
- Les Armées françaises dans la Grande Guerre publié à partir de 1922 par le Ministère de la Guerre.
- Site Internet "Mémoires des hommes" du Ministère de la Défense - Voir le lien
- Carte satellite Google Map - Voir le lien

Si vous avez des documents écrits ou photographiques pouvant compléter les données de cette page, veuillez contacter l'auteur du site.

CAM d'Arzew CAM de Brindisi

 

 

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