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Slt Louis Resal

Slt Louis André Résal - Observateur de l'escadrille C 51 du 29 août 1915 au 14 mars 1918 - Nommé Sous-lieutenant, le 15 avril 1916 - Détaché à Beauvais du 15 décembre 1916 au 2 janvier 1917 - Stage à l'école des observateurs de Fontainebleau à partir du 1er décembre 1917 - Observateur de l'escadrille SOP 260 du 14 mars au 30 mai 1918 - Nommé Lieutenant, le 21 mars 1918 - Blessé au combat, le 29 mai 1918.

Slt Louis Resal

Au front - 29 août 1915
LOUIS à EUGENE
Je suis arrivé ici ce matin après un très bon voyage. Je suis arrivé seul dans mon escadrille ; c’est l’escadrille C.51, C parce que les appareils sont des Caudron, de très bons appareils. J’ai fait connaissance avec les pilotes qui sont très gentils ; j’ai vu à peine le capitaine qui m’a dit deux mots. On n’est pas mal installé dans des baraques en planches, dans un petit bois mi-pins, mi-autres arbres. C’est dans la Champagne pouilleuse, et c’est affreusement sec *. J’ai été reçu par un bel orage, et je n’ai pas trop mal dormi dans l’escadrille M.F.60 sur de la paille, parce qu’on n’avait pas pu m’amener jusqu’ici hier soir. Je suis prés de l’Argonne et pas très loin de Salem. Voudras-tu me donner son adresse, si possible ?

Voici mon adresse : Resal, aspi-observateur, Escadrille C.51, secteur postal 11.
* Ndlr
 : par des points placés sous des lettres, l’auteur ajoute en secret "je suis à 1 km au sud de Valmy, à Orbeval".

Au front - 30 août 1915
LOUIS à JULIE
J’ai été voir le monument de Valmy qui est très bien et fait grand effet. Kellermann a un très beau mouvement ; le monument domine la région et est vu de très loin. Le pays est une grande plaine vallonnée, avec des champs desséchés (il a plu hier et il n’avait pas plu depuis avril), et des petits bois parsemés de sapins et de pins. Pas une maison ni un ruisseau ; que de gros villages loin les uns des autres.
Je ne suis pas encore allé au-dessus des Boches, mais je crois que j’irai aujourd’hui. Le manque d’organisation qu’il y a dans l’armée à propos de certaines choses se fait un peu sentir ici à propos des mitrailleuses, mais c’est un détail. Hier, j’ai vu une batterie de 120 long, en colonne et au repos. Chaque canon était peint en jaune avec des dessins en noir, des feuilles, les attributs d’une nation alliée et un nom correspondant à cette nation en français et dans la langue du pays ; il y en avait un dédié à la Russie , un autre au Japon, un troisième à l’Italie, etc. ; celui de la France avec des coqs à crête rouge et s’appelant Chantecler ; j’essaierai de le prendre en photo si je peux.

Au front - 3 septembre 1915
LOUIS à PAUL
Le bimoteur Caudron est un appareil merveilleux ; je suis monté dedans pour aller faire une visite à messieurs les Boches qui m’ont répondu par quelques marmites qui m’ont salué au passage. Dans cet avion on est beaucoup mieux que dans une auto, même très confortable, et si je pouvais m’en payer un après la guerre. On n’entend pas beaucoup les moteurs car le vent de l’hélice chasse le bruit en arrière. C’est l’avion de tourisme rêvé, comme le Blériot parasol si on sait bien le conduire, sans cela on se casse la gueule. Je joue au bridge parce que le temps est dégueulasse, et je suis avec les pilotes sergents qui sont tous très chics et qui m’ont très bien reçu. Pégoud a été tué par une balle au cours d’un combat aérien. Il avait descendu sept avions.

Au front – vendredi 3 septembre 1915
LOUIS à SALEM
Je suis ici déjà depuis quelques jours dans une escadrille de Caudron (biplans avec moteur rotatif Rhône devant), escadrille pour le réglage du tir et aussi escadrille de chasse avec le Caudron à deux moteurs et deux hélices que tu as dû voir voler au-dessus de toi ; je suis monté dans un 2 moteurs, cet appareil est merveilleux comme confort ; on est bien à l’abri du vent et on a un champ de vue très grand ; j’ai vu nos positions et celles des Boches, c’est effrayant ce que la terre est remuée, comme c’est de la craie elle paraît toute blanche. J’ai eu l’honneur de recevoir quelques obus boches de 105 ; mais ils étaient assez loin et n’ont pas voulu se rapprocher.
Je suis tombé dans une bande de sergents pilotes qui m’ont reçu à bras ouverts et qui sont très gentils ; comme j’arrivais ici tout seul et que je n’y connaissais personne, cela m’a fait grand plaisir.

Au front - 7 septembre 1915
LOUIS à EUGENE
Hier, j’ai interrompu ma carte pour aller voler au-dessus des Boches. J’ai volé pendant pas mal de temps au-dessus de villages fameux, mais qui maintenant sont complètement en ruines. Sur le front, aucune activité pendant que je volais au-dessus. Tout à l’heure je vais faire un réglage de tir sur une batterie boche.

Au front - 10 septembre 1915
LOUIS à EUGENE
Vous verrez dans le "Temps" ou "l’Illustration" la citation du capitaine Sallier, chef d’escadrille qui a été tué dans un combat contre un Boche. Il a toujours fait plus que les hommes ; il considérait les pilotes et les observateurs comme des amis et mangeait avec eux ; tu penses quelle émulation cela produisait, et son escadrille sans lui perdra énormément.
Hier à 5h du matin branle-bas général, les Boches étaient au-dessus de nous et lançaient des bombes. Quand les avions français sont montés les Boches avaient fichu le camp ; ça ne fait rien, cela nous a mis en gaieté. Du reste ils n’ont obtenu aucun résultat. Il fait très beau, un fort vent d’Est, mais il ne fait pas chaud.

Au front - 11 septembre 1915
LOUIS à MERIEM
J’ai reçu des obus très prés : ils ne nous ont rien fait et ne nous ont pas fait peur. Mais un Boche nous a mitraillés à cinq cents mètres ; il ne nous a pas touchés mais c’était très désagréable car il était derrière nous ; et du reste on a fichu le camp, car on ne pouvait pas lutter contre lui avec notre appareil.
Les Boches ont canonné très fortement toutes ces nuits-ci mais on leur répond et on tape le jour et ils se taisent. Il y a beaucoup de vent avec un très beau temps : on est très chahuté.

Au front - 12 septembre 1915
LOUIS à JULIE
Il y a une note interdisant de dire ce que nous faisons, voyons et où nous allons, etc. Les Russes marchent bien : si on pouvait enfoncer les Boches en même temps, ce serait parfait. Temps superbe, sec et très agréable ; je me porte comme le pont-Neuf. Il ne manque qu’une chose ici, c’est une rivière ou un étang pour pêcher le poisson dans mes moments de loisir ; mais j’espère que dans le cours de la campagne je pourrai le faire.

Au front – 12 septembre 1915
LOUIS à SALEM
Tu connais ma marotte du vol à voile : eh bien j’en ai parlé à tous les pilotes que j’ai vus, ils le connaissent de nom et certains connaissent les théories dessus, et d’après ce qu’ils m’ont dit avoir observé dans leurs vols pour la plupart, le vol à voile leur paraît une chose très possible. Souvent j’ai entendu dire aux pilotes ;  "C’est curieux mon appareil était accroché par le vent à 600 mètres , ou 500 ou autre et il ne pouvait pas descendre, même avec le moteur arrêté, il fallait que je fasse une descente en spirale pour descendre à terre." ; mon désir maintenant serait d’apprendre à piloter pour le constater moi-même et faire même du vol à voile avec un avion qui plane bien comme le Caudron qui plane d’une façon remarquable.

Au front - 13 septembre 1915
LOUIS à JULIE
Il y a ici un sergent pilote très gentil qui s’appelle Révoil. Il est fils d’un ambassadeur qui a été Résident à Tunis jusqu’en 1896, et qui était à Tanger avant Algésiras. Et c’est lui qui a négocié avec l’Allemagne avant d’aller à Algésiras. Il est mort un peu avant la guerre, il était Directeur de la Banque Ottomane en dernier lieu. Le connaissez-vous de nom ?
Je t’envoie une photographie d’un pilote très gentil, qui fait de l’aviation depuis 1911, c’est à dire dans les tout débuts, qui est très bon pilote. Il est connu dans le monde de l’aviation ; il a formé six pilotes parmi les officiers observateurs et en très peu de temps. Si j’ai l’occasion, dans un moment où nous serons peu occupés, et quand je serai devenu un vieil observateur, j’essaierai d’apprendre à piloter avec lui : cela me ferait un plaisir très grand de piloter. Il s’appelle Goffin, et il s’est admirablement conduit pendant toute la campagne.
Hier j’ai vu un coucher de soleil splendide avec des avions à l’horizon, et des obus qui leur étaient destinés et qui formaient de jolies petites boules blanches dorées par le soleil.

Au front - 17 septembre 1915
LOUIS à MERIEM
J’ai reçu les bouquins que tu m’as envoyés, les deux Tite-Live et "La Chanoinesse". Le roman est très intéressant ; je connais tous les patelins dont il parle, mais, dans les descriptions de l’Argonne et des forêts, je ne retrouve évidemment pas la forêt que je vois toute entière quand je suis à deux mille mètres, et qui me fait l’effet de ne pas être très grande. Dans quelques jours ce sera l’anniversaire de Valmy, et nous le fêterons je pense d’une façon énergique. En ce moment les nuages sont à cinquante mètres et nous interdisent tout travail. Il paraît que les Russes filent une pile aux Boches ; de notre côté on ne mollira pas et je pense que c’est le commencement de la fin.

Au front – 17 septembre 1915
LOUIS à SALEM
Ici, rien de neuf, pas de travail à cause du temps. J’ai remarqué plusieurs fois que l’avion où j’étais avait une petite secousse sèche très caractéristique, que je n’ai jamais ressentie au Bourget. D’après les pilotes, et c’est aussi mon opinion, ce serait au moment où on traverse la trajectoire d’un obus déjà passé et qui a formé des tourbillons qui agissent sur l’avion. Ceci prouve qu’un jour de bombardement intense on pourrait bien recevoir un obus qui ne nous était pas destiné

Au front - 20 septembre 1915
LOUIS à EUGENE
Aujourd’hui c’est le 20 et nous allons fêter ce soir l’anniversaire de la bataille de Valmy, en espérant bien qu’on aura d’ici peu une bataille comparable qui aura les mêmes résultats. Ce matin je suis monté haut et j’ai eu rudement froid, en revenant je tremblais, mais il faut s’y habituer. J’aurais pu me couvrir plus, mais cela m’a fait du bien, car en descendant, on se réchauffe vite. Il fait un temps superbe, d’une clarté merveilleuse et à terre il ne fait plus froid.

Au front - 24 septembre 1915
LOUIS à JULIE
Les Boches ne peuvent pas nous suivre dans une chute verticale, leurs appareils n’étant pas assez solides pour le faire. Le Caudron peut se permettre cela car c’est l’appareil le plus solide qui existe : se mettant vertical en chute libre il arrive à une vitesse limite, une vitesse d’équilibre, et il suffit de donner un petit coup de gouvernail de profondeur pour se rétablir en vol normal. Révoil me l’a fait faire pour rigoler : c’est extrêmement impressionnant ce départ dans la chute, car on ne repose plus sur son siège et on tombe comme un caillou.
Ce que tu me disais sur Goffin est extrêmement juste. Il a 30 ans, a ses parents et est marié depuis peu je crois. Comme métier il a été metteur au point de moteurs d’autos, et il était, paraît-il, très bon. Puis il est entré dans l’aviation comme pilote et il pilote depuis cinq ans. Il s’est spécialisé dès le début dans la mise au point des nouveaux appareils, métier extrêmement dangereux, car au début, quand on construisait un appareil, on ne savait pas du tout sa valeur au point de vue stabilité ; il n’a cassé que deux appareils qui étaient par trop mauvais ; mais par contre il a été souvent le seul à piloter certains appareils ; les pilotes qui ont voulu les piloter après lui se sont cassé la figure. C’est un vrai bonheur de monter avec lui, car il est aussi d’une prudence extrême. Il est gai, intelligent, et très intéressant quand on cause avec lui. On sent qu’il a vécu, qu’au cours de sa carrière il a eu à lutter tout le temps et qu’il a eu souvent des déceptions, car c’est dans l’aviation qu’on est le plus égoïste, le plus arriviste, et qu’on se tire le plus aux jambes. Il est très connu dans le monde de l’aviation, mais pas du grand public parce qu’il a toujours eu un métier peu glorieux.
Comme tu le dis, Révoil est sensible et bon et très intelligent. Il a vécu un peu partout et en a gardé une tournure d’esprit particulière ; partout il se trouve à l’aise, et il ne se laisse pas mener quand il ne veut pas. Il est bon pilote et s’améliore de plus en plus parce qu’il pilote depuis peu.
A propos du vol à voile, j’ai convaincu Goffin en lui disant ce qu’avait fait Wilbur Wright et d’autres aviateurs ; et il m’a dit qu’un jour de grand vent il essaiera avec moi en montant à une certaine hauteur avec le moteur, puis en l’arrêtant et en faisant du vol plané. Mais ce qu’il faudrait en plus, c’est supprimer le moteur et le réservoir d’essence qui pèsent très lourd et ne servent à rien dans ce cas. Cependant on pourra probablement obtenir un résultat. Pour ce qui est du planeur, il me dit qu’on croyait que c’est plus dangereux que l’avion uniquement parce que ceux qui font du planeur n’ont pas fait d’avion avant et ne savent pas piloter leur planeur. En ce cas l’avion aussi serait terriblement dangereux. Tout cela ne doit pas vous intéresser du tout, mais c’est ma marotte actuellement, et comme cela ne me coûte pas grand-chose, je la laisse voguer dans mon esprit.

Au front - 25 septembre 1915
LOUIS à PAUL
J’ai lu la proclamation de Joffre : elle est très bien ; il parle toujours de façon à ce que cela porte, et cela fait son effet. Je vais répondre à tous les renseignements que tu me demandes : Je ne monte jamais d’avion de chasse. Les bimoteurs, qui sont deux ici, peuvent se défendre mais ne sont pas fait pour la chasse.. Je ne monte que sur simple moteur pour travailler. Je connais parfaitement la T.S .F. Dans le monocoque, on a un mousqueton simplement, et il n’y a pas à songer à lutter avec les Boches dans ces conditions ; aussi on fiche le camp et on revient aussitôt après que le Boche est parti. Le Boche vole entre deux mille cinq cents et trois mille mètres, donc si on est attaqué, on coupe le moteur, on fait une chute verticale de deux mille six cents à huit cents mètres, au besoin mille mètres, on attend à un ou deux kilomètres de la ligne, en arrière, puis on revient comme avant. Le Caudron, extrêmement solide, peut se permettre cela ; un Farman ou un Voisin ne peut pas. C’est horriblement désagréable de se sentir mitraillé derrière le dos, et d’entendre la mitrailleuse et quelquefois les balles. Quant aux obus, on les regarde éclater ; on voit des petites lignes de fumée qui sortent de l’obus et sont dues à des balles qui entraînent de la poudre avec elles ; on entend le bruit et, quand l’avion est bien encadré, on descend de deux cents ou trois cents mètres et les Boches n’ont plus qu’à recommencer leur réglage, et cela ne vous fait pas plus d’effet.

Moi aussi, je bouffe bien à la popote ; et on boit du champagne et des liqueurs, n’en déplaise à Galliéni. Quand je suis arrivé on a fêté ma venue par du champagne et autres vins variés ; puis ensuite on m’a dit que pour mon premier vol sur les Boches il fallait une bouteille de champagne, et puis pour le premier obus reçu il en fallait une autre puis pour le premier mitraillage encore une, puis enfin pour le premier réglage encore une dernière, et je me suis exécuté. Mais de mon côté j’ai saigné un de mes copains qui a changé d’escadrille et qui est venu comme observateur ici. En dehors des vols, j’écris des lettres, je joue au bridge, je fais de la photo avec Révoil qui est un fin photographe, puis je dors car souvent les vols sont fatigants : l’autre jour je suis resté 3 h 20 en l’air dont plus de 2 h 45 à trois mille cinq cents mètres, à observer tout le temps, en revenant j’étais crevé ; c’était avec Goffin. Pour en revenir à Renon, c’est un ancien élèves des Arts et Métiers de Lille, il est il est toujours gai et rigolo. Puis il y a Raybaud, un de mes copains du Bourget et de Bleau ; il est élégant, assez bien, il habite Nice et a fait son droit ; c’est un type qui volerait à dix mètres au-dessus des Boches, au besoin, et un pilote au Bourget, qui voulait le chahuter a été étourdi et abasourdi avant lui, à force de spirales et de virages sur l’aile.

Je monte en moyenne une fois par jour, d’autres fois plus, d’autres fois pas du tout, cela varie avec le boulot et le temps, mais en moyenne c’est une fois. Si je t’ai dit que tous les avions qui ont une mitrailleuse ont l’hélice à l’avant, je t’ai dit une bêtise, car les Farman et les Voisin en ont, qui sont placées sur le bord de la nacelle et qui tirent devant et par côté, ou bien placées au-dessus du pilote ; le Voisin même peut avoir un canon de 37 mm à la place de la mitrailleuse, mais cela ne donne pas de résultats épatants. Maintenant le Farman et le Voisin ne sont pas des avions de chasse ; ils peuvent très bien se défendre, voilà tout. Le Caudron à deux moteurs n’a pas de fuselage, si tu donnes à ce mot le sens de poutre entoilée reliant les ailes à la queue ; et en ce sens il est comme le Farman ; il est extrêmement solide et l’observateur est à l’avant, presque sans vent, il y est admirablement, voyant bien devant lui ; j’y suis monté deux fois seulement ici, et les deux fois j’ai trouvé cela délicieux. Maintenant il n’y a qu’un type de bimoteur.

Pour ce qui est des trois vitesses des moteurs d’avion, c’est une absurdité ; tu as un moteur rotatif par exemple, son régime normal est entre onze cents à treize cents tours à la minute, c’est là qu’il donne toute sa puissance. Quand tu pars et que tu montes tu fais tourner ton moteur à douze cents, puis quand tu observes tu as avantage à ne pas aller vite et tu mets ton moteur au ralenti, tu diminues les gaz et ton moteur tourne à neuf cents tours, tu ne le fatigues pas du tout et tu voles horizontalement. Les Boches, du reste, ont obtenu de bons résultats sur ce point et marchent à un plus grand ralenti ; mais ne te fais pas de bile, les avions boches ne font presque rien, mais nous on fait du bon boulot. Le capitaine Schlumberger, qui est tout prés de moi, commande une escadrille de chasse en Morane ; c’est un appareil de chasse avec la mitrailleuse devant.

Au front – le 26 septembre 1915
LOUIS à SALEM
Je pense que tu continues à faire du bon travail et à écrabouiller le boche ; ici on ne s’en prive pas et il ne doit pas être à la noce. Ça chie ici et il semble que les Boches ne savent plus où donner de la tête car partout ils sont enfoncés ; ce qu’il y a d’embêtant c’est qu’il pleut et que les nuages sont bas ; on est forcé de voler très bas au-dessus des Boches, on risque d’être descendu par les mitrailleuses et les obus français destinés aux Boches, mais cela fait plaisir aux fantassins de voir des types se promener si près des Boches. On distingue très vaguement l’effet d’un marmitage à l’œil nu, on le voit assez bien avec ma jumelle, mais c’est avec la photo qu’on distingue bien avec une projection sur un écran dans une pièce sombre ; il en faut un marmitage, avec gros calibre, pour détruire une batterie boche ! et encore il y a toujours une pièce qui tire encore. N’empêche qu’ils sont bien amochés et je ne serais pas surpris si on prenait des batteries d’artillerie lourde boche qui seraient restées en position faute de chevaux pour les transporter. Les avions boches ne montrent plus leur nez.

Au front - 30 septembre 1915
LOUIS à EUGENE
Les Boches nous tirent dessus des obus à gaz suffoquant, mais cela n’a pas plus ni moins d’efficacité que les obus ordinaires qui ont une efficacité presque nulle sur les avions prudents ; c’est surtout l’avion de chasse qui est dangereux et craint. Quand tu vois dans les journaux que des avions boches sont venus sur nos lignes et qu’ils ont été chassés par notre artillerie, pense plutôt que les Boches avaient fini leur mission et qu’ils rentraient chez eux.

Au front - 1er octobre 1915
LOUIS à EUGENE
J’ai reçu tes livres et t’en remercie bien. Je lis en ce moment "La Retraite des Dix Mille" qui est très intéressant. Il est passé pas mal de prisonniers ; ilsont mauvaise mine comme des hommes qui n’ont pas mangé depuis plusieurs jours, comme ils le disent, et qui ont subi l’épreuve nerveuse d’un bon marmitage. On leur a donné du pain qui était tombé dans la boue : alors ils ont sortis de leur indifférence pour se jeter dessus ; ils se le distribuaient et en mangeaient une bouchée chacun ? Avec leur calot tout rond et leur veste ressemblant à une redingote, ils ont l’air de collégiens mais tout barbouillés de boue.

L’autre jour, j’ai été prés des tranchées et je voyais très bien les Boches et les Français dans les boyaux et les cadavres qui étaient épars sur le champ ou rassemblés en tas. J’ai traversé Massiges et Virginy ; c’est rasé complètement détruit. Une chose qui est triste à Virginy ce sont les cloches qui sont tombées par terre et qui gisent là dans la boue avec quelques poutres et pierres de l’église. C’est un détail qui vous frappe plus que toute autre chose. On parle de nous dans les communiqués. C’est dommage que le temps soit si mauvais.

Au front - 1er octobre 1915
LOUIS à JULIE
Le mois commence bien, il pleut, il ne fait pas très chaud, et il y a de la boue ; on glisse et on s’assoit sur son derrière au milieu d’une flaque d’eau ; car s’il y a ici de la craie, par contre il y a de la marne qui fait une boue bien glissante. Aussi je ne mets le nez dehors que pour faire l’indispensable. Hier je suis monté et il faisait bigrement froid, le thermomètre marquait -10° ; en revenant de là-haut j’avais les pieds engourdis et il m’a fallu un bon moment pour me réchauffer. Cela promet pour cet hiver. Mais je n’étais pas très couvert et je peux me couvrir beaucoup plus, mais c’est une habitude à prendre de résister au froid pendant un vol.

Parmi les types de la popote il y en a qui sont toujours gais et rigolent tout le temps, ce sont les pilotes et ceux qui montent en avion ; par contre ceux qui ne montent pas et ne risquent rien du tout, ronchonnent tout le temps, se plaignent d’avoir froid aux pieds et de ne pas gagner d’argent en ce moment ; et si par hasard ils entendent la pièce de canon boche bombarder les villages qui sont prés de nous, aussitôt ils ont la frousse et ne vivent plus pendant les bombardements, les pilotes, eux, ils s’en foutent. Les officiers ont un ballonde football et je m’amuse souvent avec eux à donner des coups de pied dedans et à faire des passes ; cela vous met en bon état, parce qu’autrement on ne ferait aucun exercice physique, et il faut toujours en faire. Quand même, cela ne vaut pas le patinage ; s’il faisait froid je serais toute la journée sur la glace parce qu’il y a des étangs prés d’ici sur lesquels on peur aller.

Au front - 4 octobre 1915
LOUIS à JULIE
Avant-hier, temps superbe, pendant mon vol une couche de nuages s’est formée sous moi et la mer de nuages était superbe, mais j’avais bien froid aux pieds. Avant-hier aussi, j’ai vu un vol de Voisin, mais un vol comme ceux que font les corbeaux, il y avait dix huit appareils, tous bien groupés, on pouvait les voir d’un seul coup d’œil, ; il y en avait un devant en avant garde, un Voisin canon, puis la troupe, puis un Caudron bimoteur en arrière garde ; et tout cela chantant, c’était un vrai bonheur, car le Voisin, qui est métallique, amplifie le ton et donne une note chantante au bruit de moteur, comme une caisse de violon ; ils venaient sûrement de faire un bombardement.

Hier, petite partie de football, quatre de chaque côté ; cela vous dégourdit et vous réchauffe ; mais j’ai constaté qu’au bout de peu de temps j’étais très essoufflé : cela ne m’étonne pas parce que je ne fais pas beaucoup d’exercice - forcément - et puis parce qu’il commence à faire froid et que, quoique très bien installés, mon organisme se fatigue à lutter contre le froid, surtout en montant en l’air. J’aurais besoin de caleçons de laine, de passe-montagne en soie et de lunettes formant masque contre le froid. Si tu peux me procurer tout cela tu me ferais plaisir.

Au front - 7 octobre 1915
LOUIS à PAUL
L’autre jour j’ai vu une envolée de Voisin. Il paraît que les Boches ont une frousse intense quand ils voient arriver une escadre de Voisin, et surtout les aviateurs boches. Il y en a eu un qui s’est approché prés des Voisin pendant un bombardement, à quatre cents mètres : un Voisin canon lui a foutu un obus et il l’a reçu en plein dedans, et n’a pas eu le temps de dire ouf ! Les artilleurs qui tirent ce canon disent qu’ils sont certains de toucher un Boche à partir de quatre cents mètres, et peuvent le descendre plus loin aussi : tu parles si le Boche ne rigole pas. Il y a deux Voisin aussi, l’un avec des bombes, l’autre avec son canon, qui ont coupé un train en deux, et tu penses bien qu’ils ne l’ont pas laissé en place sans lui envoyer encore quelques petites bombes et quelques petits obus sur le nez. L’autre jour aussi un aviatik atterrissait quand il fut bombardé, il y a une bombe qui a éclaté juste sous lui : il a été projeté à cinquante mètres de là, où il s’est écrabouillé sur le sol. Tout cela vous fait rigoler.

Je m’amuse à causer d’aviation avec les camarades que j’ai ici et maintenant mes connaissances là-dessus sont plus grandes ; à mesure que j’apprends cela m’intéresse davantage et confirme mon opinion que l’aviation a encore beaucoup à faire et que la guerre ne lui aura pas fait faire de progrès, ou très peu, parce que des questions très importantes, comme la variation d’incidence des ailes, ne peuvent pas être étudiées en ce moment : on n’a pas le temps et même si on avait le temps on n’obtiendrait des résultats qu’après la fin de la guerre, ce qui n’est pas intéressant. L’autre jour j’ai fait une chute verticale de 900m, chute voulue, en tombant comme un caillou : c’est une impression qui agit extrêmement sur les nerfs, et quoique je sois familiarisé avec le chahutage, même le plus puissant, cela m’a fait de l’effet. Un type qui monterait en avion pour la première fois et à qui on ferait cela, en serait complètement malade. Cogne bien sur eux, hein ? et ne les manque pas !

Au front - 10 octobre 1915
LOUIS à PAUL
J’ai reçu la lettre où tu me dis que tu restes un jour sur deux à l’observatoire de première ligne. Peux-tu observer les coups quand ta batterie tire et apprends-tu ainsi à tirer le 75 ? parce que cela peut être très intéressant. J’ai fait cinq réglages jusqu'à présent, avec du 75 et du 120 et cela a bien marché. Si jamais tu es évacué par suite de blessure ou de maladie et que tu veuilles toujours être pilote, crie comme un beau diable jusqu'à ce que tu sois pris parce que tu n’as pas besoin de savoir un seul mot de théorie ni de pratique sur les moteurs pour piloter : tu auras un mécanicien pour cela et on t’en apprendra suffisamment.

J’ai reçu des marmites boches, et même du 105, à moins de quarante mètres de mon appareil : cela ne m’a pas produit de frousse du tout et j’ai continué mon tir. Mais j’ai été attaqué par un Boche par derrière, lequel nous a tiré cinquante coups dessus, et bien, c’était horriblement désagréable, et comme les petits Caudron n’ont rien pour lutter, sauf un méchant mousqueton, et qu’ils vont lentement, nous avons laissé le terrain à l’adversaire, et nous sommes revenus, une heure après, finir le réglage. Je n’ai pas encore vu un Boche faire un réglage de tir, par contre je vois toujours un ou deux appareils qui en font en même temps que moi en l’air.

Au front - 12 octobre 1915
LOUIS à JULIE
Je vais te dire mon avis sur l’avance en Champagne et à Tahure, celui qu’un homme à l’arrière aurait pu concevoir aussi bien que moi : on a attaqué les Boches, on a pris leurs deux lignes de défense et depuis on a continué un peu du côté de Tahure, mais le gros effort paraît fini ; on a fait une avance, on a essayé de faire une trouée, on n’a pas réussi à la faire. Cela prouve deux choses : c’est que notre supériorité sur eux est maintenant très marquée, beaucoup plus qu’il y a six mois, parce que, à part la bataille de la Marne , c’est le plus grand succès que nous ayons jamais eu, la bataille de la Marne ne devant pas être considérée puisque c’était une guerre de mouvement ; la seconde chose que cela prouve, c’est que cette supériorité n’est pas encore suffisante, puisqu’on ne les a pas chassés complètement, mais elle va croître avec le temps comme elle a cru jusqu’ici, et cela donne la presque certitude que dans la prochaine attaque les Boches céderont complètement. Quand viendra-t-elle ? je n’en sais rien, personne non plus ; je crois que la tactique de la patience, préconisée par Joffre, est encore la meilleure, et que c’est par ce moyen qu’on arrivera à détruire plus complètement la Bochie , beaucoup plus que si on brusquait les choses et qu’on finisse la guerre plus tôt. Cette attaque a été d’une grande utilité du reste ; elle nous a rendu maître de positions qu’on disait absolument imprenables ; elle a donné beaucoup de moral aux troupes et aux gens de l’arrière, et elle a démoralisé un peu plus les Boches ; elle a aussi dégagé les Russes puisqu’à Arras, d’après les communiqués, on a fait des prisonniers débarquant de Russie et qui n’ont fait du reste que traverser les lignes pour venir se faire prendre ici ; enfin elle a donné la mesure exacte de notre supériorité sur les Boches. Maintenant les Boches voient le revers de la médaille en Russie. Donc, je trouve que la situation est extrêmement favorable : ils ont fait marcher la Bulgarie et ils attaquent la Serbie , mais je crois que c’est une diversion bien précaire, car la Roumanie marchera et la Grèce probablement aussi, si bien que les forces déchaînées dans les Balkans, seront encore plus fortes chez les Alliés que chez les Boches et leurs amis. Ferdinand mériterait d’être écrabouillé, lui et tout son peuple. Quand à Constantin, cela ne m’étonnerait pas si un jour on le retrouvait étendu par terre avec une balle dans la peau. Tout ça c’est des balivernes, et je ne sais pas pourquoi je te les raconte.

Maintenant je vais te parler un peu des beautés de la nature. L’Argonne jaunit et, de vert sombre qu’elle était la forêt est devenue rouille ; elle était belle avant, maintenant elle est très jolie. La vallée de la Biesme , avec les petits villages dans le fond, La Chalade , le Four de Paris, les Islettes, et les prés très verts, un vert un peu cru, et puis les ravins boisés qui y mènent, est extrêmement jolie ; comme la vallée de l’Aisne du reste, là où elle côtoie l’Argonne. C’est un pays qui semble extrêmement attachant, et je voudrais bien le connaître autrement que de haut. Il faudra que j’aille le voir en bécane ou à pied plus tard, si je peux.

Je continue à étudier l’atmosphère et je fais des remarques ; il y a toujours de la brume dans l’air, c’est tout à fait exceptionnel quand elle n’existe pas, et elle est toujours terminée dans le haut par une surface qui se trouve entre deux cents et deux mille mètres, (le plus souvent entre mille et quinze cents mètres) mais jamais au-dessus. Cette surface ressemble tout à fait à la surface de séparation de deux fluides qui ne se mélangent pas et elle offre, d’après ce que j’ai pu voir, les mêmes propriétés optiques. Il serait extrêmement intéressant d’étudier si elle ne produit pas des phénomènes comparables à ceux des ménisques observés sur l’eau ou autres analogues. Puis ensuite il y a les nuages ; eux aussi ils sont toujours terminés par la mer de nuages qui n’a rien à voir avec la surface de brume et qui n’est absolument pas comparable non plus ; la mer de nuage se trouve entre deux cents et deux mille mètres aussi, mais le plus souvent entre mille deux cents et quinze cents mètres, et tu peux voir ainsi que la hauteur critique pour l’atmosphère est dans les environs de mille deux cents mètres. Après cela il n’y a plus rien jusqu'à huit ou dix mille mètres, où on rencontre des cirrus : chaque fois que je suis monté en avion j’en ai vus et je crois qu’il est extrêmement rare de ne pas en trouver. Maintenant, quand je suis à terre, je distingue parfaitement les différentes couches de nuages et on peut dire assez exactement la hauteur à laquelle ils se trouvent.

Un soir, après dîner, je prenais l’air avec les autres quand nous entendons un bruit de moteur au loin ; on reconnaît qu’il y avait deux moteurs qui tournaient ; le zeppelin, poussé par le vent, allait dans le sud et nous ne l’entendions plus au bout d’un certain temps ; il n’y avait pas à songer à le voir, les nuages étant bas vers huit cents mètres ; puis on l’a réentendu et pendant longtemps car il remontait le vent ; et à un moment donné, les moteurs ont ralenti puis brusquement Brou, Brou bzi.i.i.i.i.....clac : tout le monde s’est fichu à plat ventre, le gros Robert le premier ; puis les bombes tombaient à qui mieux mieux et enfin cela a cessé et on a entendu le zeppelin fiche son camp ; le bruit du moteur avec l’appareil qui résonne donnait l’impression d’une machine fantastique qui nous passait dessus ; quoique les projecteurs aient scruté, on n’a rien vu du tout et c’est bien malheureux, j’aurais voulu voir un zeppelin. Le lendemain, j’ai été voir les trous, il y en avait vingt six ; tu peux voir la grosseur ; il y en a un encore plus grand dont je t’enverrai la photo : c’étaient des bombes de 50kgs et une de 100kgs. On a très bien fait de se mettre à plat ventre et si j’étais prés de toi je te ferai les remarques là-dessus qu’un artilleur peut faire mais que je n’ai pas le droit de t’écrire - du reste, l’expression m’a montré que j’avais raison. Je continue toujours à penser à faire du sport ici et à m’occuper de choses ne regardant en rien la guerre, à faire le badaud qui regarde tout et observe tout ; mais c’est dans mon esprit et ça y est bien !

Au front - 20 octobre 1915
LOUIS à MERIEM
Henri Thannin, le fils du recteur de Bordeaux, est mort : il pilotait un Caudron à deux moteurs, il se trouvait à trois mille mètres vers Sommepy au-dessus des Boches, il a reçu des obus qui ont mis le feu à son appareil, il est descendu en tournant et a conservé la commande de son appareil jusqu'à cent mètres ; à ce moment, l’appareil s’est coupé en deux par le milieu, un moteur de chaque côté, et les débris ont fini de brûler au sol. Je sais ces détails parce qu’ayant appris sa mort, j’ai demandé au capitaine la permission d’aller avec Révoil à Somme-Vesle où est son escadrille et là, un pilote qui était à côté de Thannin, ayant parfaitement vu tout ce qui se passait, m’a dit ce que je viens de te dire ; du reste, à ce moment-là j’étais en l’air et mon pilote l’a vu, lui aussi ; il me l’a montré mais je n’ai pas vu parce que, comme il était assez loin, il aurait fallu que mes yeux tombent juste dessus pour que je le voie. Ça, c’est les pertes de l’aviation ! Par contre, son escadrille, la C.61 , a fait du bon travail, elle est créée depuis cinq semaines, elle a descendu ces jours-ci un Aviatik et deux Drachen ,ce sont deux ballons captifs qui servent pour l’observation du front ; on les appelle aussi des saucisses ; elles ont des avantages sur les avions, mais ont aussi des inconvénients que ceux-ci n’ont pas. Ils ont été descendus par des balles incendiaires : ils brûlent quelques secondes à peine et s’écrasent sur le sol en brûlant et écrasant aussi le treuil et les hommes qui sont en bas. Ce sont de beaux faits d’arme parce que l’acte en lui-même est très facile, mais il faut approcher du ballon et on rencontre sur son passage des avions de chasse boches et des obus lancés par des batteries spéciales. Quant à l’Aviatik c’est un coup de chance parce qu’ils ont tiré cinq coups de mitrailleuse seulement et à quatre cents mètres ; le boche est tombé à sept mètres d’une tranchée française de première ligne, les fantassins ont pu en avoir des débris avec des perches. Pour mon compte, j’ai réussi deux tirs sur les batteries boches ; et ils ont pleinement réussi et les batteries boches ont été amochées, car le tir d’efficacité était en plein dessus. Quand on revient on est tout joyeux de cela, on sent qu’on a bien travaillé.

Maintenant, temps gris ; je fais de la photo toujours et des exercices physiques. Je coupe des troncs de pin à coup de hache puis je fends les bûches ainsi obtenues ; cela me fait du bien parce que cela fait des muscles, les assouplit ; et cela vous donne de l’habileté parce qu’il faut frapper souvent deux ou trois coups au même endroit, et fort, pour obtenir un résultat. Au début j’étais très maladroit, maintenant cela va beaucoup mieux. Nous creusons des cagnas dans la terre et c’est encore un bon exercice. Je viens te demander de m’envoyer : un masque en caoutchouc avec des verres, pour couvrir ma figure, me protéger du vent et m’empêcher de pleurer en avion ; des gants à manchette pour que le vent n’entre pas dans la manche et ne me fasse pas froid 

J’ai maintenant soixante dix heures de vol dont soixante sur le front ; mais je ne volerai plus si souvent à cause du temps, jusqu’au moment où je saurai voler tout seul. Alors, je me ficherai du temps et, quand je ne ferai pas métier d’observateur, au lieu de pourrir comme un simple poilu sur la terre au milieu de la brume et de l’obscurité, je m’élèverai jusqu’aux plus hautes régions de l’atmosphère, ferai la pige aux nuages, pour admirer les cieux dans toute leur splendeur et leur pureté, et la lune, et le soleil, car sur le tard, au moment du coucher du soleil, si on est vers deux mille cinq cents et trois mille mètres on voit la lune aussi bien et peut-être mieux que de terre en pleine nuit. Ce que je voudrais voir, c’est une belle mer de nuages en pleine nuit avec une pleine lune pour l’éclairer, en étant vers deux ou trois mille mètres. On doit avoir des sensations qui ne sont plus du domaine vulgaire, une sensation de froid comme on peut en éprouver aux pôles;  la lumière bleue de la lune doit donner un aspect magique aux nuages, et, à droite, à gauche, devant, derrière, et au-dessus des étoiles, rien que des étoiles ! Ce serait faisable tout cela en partant avec un avion à plusieurs moteurs pour être sûr de pouvoir voler longtemps ; et puis on partirait vers trois heures du matin pour rester jusqu’au jour et on aurait encore l’avantage de voir lever le soleil. Partir la nuit, c’est aussi facile que le jour ; mais c’est atterrir la nuit qui n’est pas commode, et c’est le jour qu’on le ferait. Tu vas me dire que tout cela c’est des balivernes : d’accord.

Maintenant quelque chose de vrai, qui est très intéressant. Tu as dû voir qu’on a pris la "courtine" dans le communiqué ; j’étais en l’air juste avant, en train de régler du 220 sur une batterie boche (elle crachait pendant le réglage, et pendant le réglage je te réponds qu’elle a plutôt avalé sa salive), donc j’ai assisté à la préparation d’artillerie. Ces sacrés Boches, c’est qu’ils se défendaient et qu’ils lançaient des pruneaux, ce qui nous a permis de cogner vigoureusement dessus parce qu’on voyait tout de suite, par les lueurs des départs des coups, les positions des batteries boches. Tu vois que malgré toute leur énergie, leur puissance et leur ténacité à s’accrocher au terrain, ils reçoivent la pile. Les Serbes sont merveilleux ; ils méritent d’avoir tout ce qu’ils voudront après la guerre pour ce qu’ils ont faits et ce qu’ils font en ce moment ; ils rendent à leurs alliés des services inestimables. Je n’ai pas encore été aux tranchées ; il faudra que j’y aille un jour pour voir comment c’est.

Au front – le 20 octobre 1915
LOUIS à EUGENE
Rien de nouveau ici, je ne vole presque pas à cause du temps qui est brumeux et l’activité sur le front est très faible. L’autre jour je suis monté avec Goffin et j’ai conduit pendant vingt minutes sans qu’il touche aux commandes, et on était cependant secoués ; mais cela est facile de conduire en plein vol, le difficile c’est l’atterrissage, surtout sur le Caudron, et aussi le départ mais moins ; il faut descendre puis redresser l’appareil juste à temps pour que la trajectoire de l’avion devienne tangente au sol au moment où les roues prennent contact avec le sol ; pour en faire un parfait, c’est extrêmement difficile, on rebondit presque toujours ; Goffin en fait d’absolument parfaits, hier entre autres il en a fait un, il n’a pas rebondi d’un centimètre.

Au front - 27 octobre 1915
LOUIS à PAUL
Je suis terriblement occupé, parce que, contrairement à ce que tu penses, je continue à voler même avec le temps que nous avons, et ces jours derniers j’ai fait du bon travail ; c’est très délicat de faire des réglages, plus j’en fais, plus je trouve cela difficile, mais je les réussis mieux aussi. En plus de cela j’ai construit une cagna superbe et cela m’a pris le reste de mon temps.

Au front - 31 octobre 1915
LOUIS à JULIE
Tu me dis que tu as confiance quand j’apprends à piloter, parce que c’est avec Goffin : mais remarque que je ne prends la direction que quand nous sommes à plus de six cents mètres et, à cette hauteur, je peux par maladresse mettre l’avion dans n’importe quelle position, il se rétablira tout seul, en perdant de la hauteur bien entendu. Du reste je le fais avec Révoil aussi. C’est très facile et maintenant je conduis bien, j’ai la notion de l’inclinaison longitudinale qu’on doit donner à l’avion pour qu’il marche bien soit pour monter, soit pour aller à plat, soit pour descendre le moteur arrêté. Avant-hier j’ai piloté l’avion de Révoil : nous n’étions qu’à trois cents mètres et on était un peu secoué ; j’ai piloté comme un as (expression d’aviateur qui veut dire un type très calé). Tu sais, quand il a fait la grosse tempête, je suis monté en l’air avec Goffin et on a été secoué mais, tu sais, çigoulé d’une façon abominable, mais j’avais une confiance absolue dans Goffin et je trouvais cela très rigolo.

L’autre jour j’étais en l’air et j’ai vu une belle chose : à Vaux-les-Mouron, prés de Challerange, il y a eu une explosion de munitions formidable. J’ai vu une grande flamme, mais énorme, puis une grande fumée qui est montée très haut à cinq ou six cents mètres au moins et qui s’est épanoui en forme de champignon ; puis en même temps des obus étaient projetés en l’air, ils étaient incandescents et ressemblaient à de grosses fusées allant très vite et tombant à quelques kilomètres de leur point de départ ; et puis d’autres explosaient en l’air. C’était un beau feu d’artifice, je t’assure. Puis l’incendie a continué tout le reste de l‘après-midi dans le village. J’ai vu une autre explosion beaucoup moins grosse à V.S.T. ( Ville-sur-Tourle ?), mais j’étais à deux kilomètres seulement de là, au lieu d’être à huit kilomètres de celle-ci : c’est il y a longtemps et bien entendu je ne pouvais pas vous le raconter à ce moment-là. Ce qui m’étonne c’est qu’on n’ait pas signalé cette explosion chez les Boches dans le communiqué, car c’est une chose qui peut intéresser beaucoup le public, d’autant que c’était produit par un bombardement de l’artillerie française. Pendant l’attaque de septembre, ce que j’ai vu de villages en feu ! Tahure, Rupont, Rouvroy, etc. etc. et de ceux occupés par les Français itou. Et ces villages, quand on va dessus et qu’on les regarde à la jumelle on voit des ruines, rien que des ruines ; quelquefois, parmi toutes ces ruines, on se dit « tiens ! voilà l’endroit où était l’église ! », on le reconnaît par la forme en croix des fondations qui seules restent apparentes, et quelquefois par un arc-boutant qui par hasard reste en l’air.

Des choses arrivent quelquefois aux observateurs et qui sont très bizarres ; la liaison par T.S .F. de l’avion à la batterie est très précaire et il suffit d’une toute petite gaffe pour que le réglage rate. L’autre jour, je devais régler avec une batterie ; je me suis vite aperçu qu’elle ne m’écoutait pas et qu’elle tirait à tort et à travers : elle s’était trompée d’avion et en écoutait un qui réglait une autre batterie et quand je lui ai téléphoné elle continuait à tirer au hasard. Plus récemment je pars pour un réglage : la batterie ne tire pas, je reviens au téléphone, on me dit qu’elle venait de s’en aller avec son groupe, et tu penses si j’ai dragué en l’air pour rien ! Tout cela n’était pas de ma faute, mais de celle des artilleurs, les premiers n’auraient pas dû se tromper, les seconds auraient dû me prévenir avant mon départ qu’ils fichaient le camp ; n’empêche que c’est moi qui ai été engueulé (c’est français !) : qu’est-ce que tu veux ? Je tends le dos, ça glisse, etc., tombe par terre, et après je vaque à mes occupations sans être plus troublé qu’avant. Hier, il y a un lieutenant pilote qui a fait deux loopings sur le deux moteurs (G.4) ; c’était très joli à voir et ça n’est pas facile avec un grand appareil : le capitaine l’a engueulé pour avoir fait cela.

Au front - le 1er novembre 1915
LOUIS à SALEM
Tu m’as demandé si j’avais fait du bombardement ; je n’en ai jamais fait parce que maintenant les avions sont absolument spécialisés dans le genre de fonctions qu’ils doivent remplir ; l’avion de bombardement est en ce moment le Voisin uniquement ; d’ici quelques temps on va en sortir d’autres ; pense un peu que le Voisin emporte 100 kg d’obus tandis que le Caudron, quand il a fait du bombardement au début en emportait 20 kg ; un type qui lance 100 kg peut améliorer son tir ou son lancement, il voit si les premiers ont été lancés trop tôt ou trop tard et les autres ont plus de chance de tomber sur le but, quoique l’écart probable soit de l’ordre de 200m tandis que celui du 75 est de 12m50 à 3500m ; ce serait extrêmement intéressant d’étudier cette question et à ce propos j’ai des idées qui ne seraient pas mauvaises je crois, à ce sujet ; écoute un peu ceci : tu sais que les gyroscopes gardent constamment la même position, leur position initiale. Donc, prend deux gyroscopes avec des axes horizontaux mais perpendiculaires l’un à l’autre ; monte-les sur une monture à cardan ; de cette façon l’avion pourra chahuter, les gyroscopes garderont leur position horizontale. Maintenant, aux gyroscopes ajoute une lunette verticale, elle conservera toujours cette position, et alors au moment du bombardement le pilote met son appareil en descente en parapluie : pour cela il arrête son ou ses moteurs, cabre son appareil, qui va très lentement horizontalement ; s’il y a un tout petit peu de vent l’appareil ne bouge plus par rapport à la terre ; l’observateur regarde dans la lunette et quand il est au-dessus du but (il le voit par la lunette qui donne la verticale) et que l’appareil ne bouge plus par rapport au sol, il lâche une bombe ; dans la lunette il y a un micromètre comme ceci : il voit l’objectif au croisé des deux fils en O et il voit où tombe la bombe, en A par exemple, il amène alors l’avion en un endroit tel qu’il voit le but à la 3 ème division de la graduation, en A il lâche toutes se bombes qui tombent en A où se trouve le but ; les gyroscopes, on les ferait tourner par l’électricité produite par une hélice marchant par le vent, on a fait des gyroscopes comme cela dans la marine et ils marchent très bien. Maintenant pour faire la descente en parapluie, il faudrait un appareil qui s’y prête un peu mais cela on peut le faire aussi ; tu vois que mon idées est astucieuse, du moins moi je la trouve ainsi, dis-moi ton avis ; si le but est grand (usine, bivouacs, parc) le réglage par la première bombe est inutile car tu sais que si tu les lâchent elles tomberont bien dessus ; tout cela, çà t’embête ce que je te raconte, si oui dis-le moi parce que je ne veux pas être barbant.

Quant au vol à voile, il n’y a rien à faire avec le Caudron, parce qu’il est trop lourd pour sa surface : 30 kg par mètre carré tandis que le Farman et le Voisin ont 20 kg seulement et puis les ailes du Caudron sont bien pour un aéroplane mais pas pour un planeur car elles offrent une trop grande résistance à l’avancement, tandis que celle du Farman offre une faible résistance ; par grand vent j’ai essayé avec Révoil, çà n’a pas réussi du tout et cela ne m’étonne pas ; mais les Farman eux peuvent beaucoup mieux le faire quoiqu’ils aient de gros défauts pour cela : une quantité de fils énorme qui font une grande résistance à l’avancement, comme pour le Voisin du reste.

Un avantage énorme du planeur sur l’avion, c’est qu’en planeur on entend parfaitement les bruits du sol, comme en ballon libre, en avion tu entends le moteur et quelquefois le bruit des départs d’obus quand tu te trouves tout près de la trajectoire d’obus ; mais ce que l’on entend le mieux c’est les obus que les Boches nous envoient. Quand ils éclatent à moins de 100m. on les entend très bien, et quand ils éclatent à moins de 50m. çà fait du chahut ; ce qu’on entend aussi très bien, c’est le bruit d’une mitrailleuse qui vous tire dessus : j’ai été « sonné » une seule fois pat un Boche à 200m ; je te promets qu’on préférerait recevoir 1000 obus que de recevoir des balles de mitrailleuses, on les entend bien quand elles sifflent tout près. Si l’avion ne faisait pas de bruit, on entendrait toute la canonnade et la fusillade.

Tu me demandes si j’ai eu de beaux coups d’œil en avion ; j’ai vu de très belles mers de nuages, que j’ai photographiées ; j’ai vu de très beaux couchers de soleil, j’ai vu il y a trois jours, de la pluie sous moi et comme le nuage qui l’avait produite avait par suite complètement disparu (très intéressant au point de vue météorologique), je voyais les gouttes argentées par le soleil, et je voyais un arc-en-ciel, mais la partie inférieure de l’arc, celle qu’on ne voit jamais de terre ; et cela sans être dans la pluie, j’étais au-dessus. A la fin septembre, j’ai vu le bombardement avant l’attaque, des éclairs en quantité énorme partaient de tout le front français, le front allemand était couvert d’un nuage de fumée chassé lentement vers le nord par le vent, le ciel absolument pur, le soleil tout rouge qui se couchait et très haut en l’air une grappe d’éclatements d’obus qui étaient tout dorés par les derniers rayons du soleil ; il était très curieux de voir le contraste entre la tranquillité de la nature et la force effroyable déchaînée en bas sur le sol. Après l’attaque, je me suis baladé à 400m au-dessus de positions conquises et au-dessus des Boches ; je faisais des signes avec mes bras aux fantassins qui étaient dans les tranchées et je voyais très bien à la jumelle, presque tous les poilus qui me répondaient en agitant leurs bras et leurs fusils. J’ai vu deux explosions de dépôts de munitions ; un français il y a pas mal de temps, j’étais à 1000m d’altitude et me trouvais à 1km de l’explosion : il y a eu d’abord une grande flamme très rapide puis une gerbe de fumée énorme dont le sommet était à notre hauteur, puis des obus incandescents sont partis en même temps, ils laissaient une traînée de fumée dans l’espace et tombaient à quelques kilomètres du lieu de l’explosion, et de nombreux autres qui éclataient au sol. Je suis resté en l’air quelques instants après et j’ai vu le lieu de l’explosion, un trou dans la terre, c’est tout. Les munitions devaient être dans le sol et ont sauté en étant projetée en l’air mais pas sur les côtés. J’ai vu une explosion identique plus récemment mais beaucoup plus considérable chez les Boches, j’étais plus loin mais j’ai très bien vu tout-de-même ; celle-là était produite par un bombardement.

Au front - 3 novembre 1915
LOUIS à JULIE
Je m’ennuie et j’ai le cafard. Il fait un sale temps et une boue épouvantable. Je n’ai rien à faire ,et lire, cela m’ennuie. Je ne peux plus faire de photos car la cagna à photos est démolie et je n’en ai pas fait d’autre faute de matériaux. Avant-hier, j’ai fait une petite promenade en avion avec Révoil et j’ai eu un beau coup d’œil : le soleil éclairait des nuages par un trou et on voyait bien le faisceau de rayons qui passait par le trou. Il y avait deux couches de nuages, nous étions entre les deux et le trou était dans celle du dessus. A un moment, on a vu de la pluie sous nous, elle était toute argentée par le soleil ; et puis on a vu aussi un arc-en-ciel, la partie inférieure de l’arc qui était sous nous, c’est à dire la partie qu’on ne voit jamais de terre. La pluie était formée par la couche de nuages de dessous qui par suite avait disparu.

Au front - 4 à 8 novembre 1915
LOUIS à EUGENE
Tu m’as demandé depuis longtemps quel est le travail que je fais. Les observateurs font trois choses : la surveillance proprement dite, qui consiste à dire par T.S.F.. si les tirs de barrage faits pour matraquer sont bien en portée et en direction, à les faire modifier s’il y a lieu d’après les positions amies (on peut voir où sont les Français par exemples, par des conventions et trucs), cela c’est théorique pour la guerre de campagne, mais cela n’a jamais été appliqué jusqu'à présent. Ensuite il y a le repérage des batteries boches en action : on indique par T.S.F. les batteries qu’on voit tirer et c’est très important parce que c’est le seul moyen infaillible qu’on ait pour découvrir les batteries. Tu me diras que les lueurs (car c’est par là seulement qu’on repère les batteries) observées peuvent être dues à des pétards que les Boches font partir pour nous tromper : mais cela ne prendrait pas parce que, dominant les positions françaises, on attend que l’obus arrive : d’après la position de la batterie boche on sait vers quelle zone elle tire, et on voit très bien arriver les obus d’une batterie qui vient de tirer : alors il n’y a pas d’erreur, c’est bien une vraie batterie. D’autre part, une batterie ne peut pas tirer sans que d’un avion on ne puisse voir les lueurs, et les lueurs se voient comme le nez au milieu du visage ; les Boches alors emploient des astuces, ils ne tirent pas quand ils voient des avions français ou ils tirent quand l’avion leur tourne le dos, ou bien quand il tourne ou qu’il est caché par un nuage ; tout cela ne prend pas parce qu’on les observe quand l’avion tourne le dos, et surtout quand il tourne. L’autre jour, j’ai observé pendant une heure et les Boches n’ont pas tiré ; arrive un nuage qui me cache un instant un nid de batterie, quelques secondes après je vois une vingtaine d’obus arriver sur les tranchées françaises. Hier, tant que j’ai été sur les lignes ils n’ont pas tiré ; juste après mon départ ils ont tiré.

Maintenant les renseignements donnés ainsi sont vérifiés en même temps par la section de repérage du système de l’oncle James, et aussi par les photos prises. Si bien qu’à l’heure actuelle une batterie boche est repérée aussitôt après le premier tir qu’elle fait sur la nouvelle position. Il n’y a que les pièces sur voie ferrée qui ne peuvent être repérée ni contrebattues : elles changent de place à chaque instant et presque instantanément. Quand l’avion de surveillance voit un tir de réglage en difficulté non réglé par un autre avion, il prend l’initiative d’indiquer la position des coups par rapport à l’objectif le plus rapproché des coups et qu’il estime être le vrai but : on voit facilement sur quel but tire une batterie, sans qu’on ait chance de se tromper. L’avion de surveillance, comme l’avion de réglage, donne tous les renseignements aux pièces qu’il a pu observer et qui sont intéressants : passages de trains boches dans le lointain, abris dans les bois qui ne peuvent être vus que par un avion se trouvant à la verticale du bois, etc. Le réglage est beaucoup plus délicat. D’abord il dépend du calibre ; chaque calibre a ses défauts et ses avantages : le 75 tire vite mais l’éclatement est petit et peu visible, il faut dire qu’il y en a quatre ; il est très agréable à régler par un temps clair sur un point rapproché ; le 120 est plus visible, mais on le tire par deux par section, il est plus long à tirer, et comme on règle par pièce, c’est lui qui est le plus long, parce que c’est un canon qui tire de plein fouet son écart probable est très grand, et, même si les éléments initiaux du tir sont bons, son réglage est long ; ensuite il y a le 220 qui est très visible, comme c’est un mortier il a une très grande précision en portée par temps calme, et une fois que j’ai fait un tir avec les obus étant réglés en portée dès le premier coup et même le premier obus est tombé sur une casemate ; on peut dire qu’avec le 220 le tir d’efficacité se fait dès le début et qu’on contrôle le tir pour qu’il n’y ait pas d’erreur, que le tir bon au début ne se dérègle pas pour une raison accessoire. Lui est réglé dès le début. Le 155 et le 220 peuvent être réglés même par les temps les plus bouchés, et j’ai réglé le 220 par un jour de pluie, c’est du reste très désagréable de régler quand il pleut, et le pilote ronchonne. Mais il y a beaucoup de difficultés dans le travail ; il suffit d’un rien pour qu’on rate complètement un réglage, et il suffit d’un rien aussi pour qu’on fasse un réglage médiocre au lieu d’un bon. Par exemple, pour tirer avec une batterie, il faut la voir, parce qu’on communique avec elle par T.S.F. et qu’elle communique avec l’avion par des signaux : au début j’ai raté un réglage parce que j’avais pris une batterie pour une autre, et que je regardais une batterie qui ne devait pas tirer avec moi ; elle ne répondait pas à mes signaux et par contre une autre fois c’est la batterie qui s’est trompée d’avion, si bien qu’elle tirait absolument au hasard et n’a vu son erreur que quand je lui ai téléphoné pour savoir pourquoi elle ne répondait pas à mes indications. Une autre fois c’est le commutateur de T.S.F. qui s’est ouvert par un mouvement involontaire que j’ai fait, ou bien la fiche du rouet de l’antenne qui s’est détachée : alors les signaux ne partent pas de l’avion et le réglage est impossible. L’autre jour, au cours d’un réglage, je me suis aperçu que la fiche s’en allait et je l’ai maintenue avec la main gauche par son manchon isolant ; mais, sans faire attention, j’approchais trop ma main, si bien qu’au cours du réglage j’ai reçu six tapes, et ces tapes d’antenne ne sont pas dangereuses, mais elles sont fortes et font mal parce que c’est un courant alternatif à un haut potentiel : l’étincelle de l’éclateur a un centimètre et demi, tu peux juger du potentiel. Je viens de t’indiquer les choses qui rendent un réglage impossible ; maintenant il y a les causes qui les rendent médiocres. Le sapeur télégraphiste qui reçoit la T.S .F. est très gêné souvent par d’autres avions qui ont des postes plus puissants et ou qui sont plus prés de l’antenne (du télégraphiste), ou encore par des postes de brouillage boches. Comme cela, un jour, j’ai réglé une batterie ; elle tirait à mon indication et n’entendait pas mes observations, si bien que, après le réglage, quand je suis revenu, c’est seulement à ce moment que le capitaine a eu son tir réglé : n’entendant pas mes observations il a toujours tiré avec les mêmes éléments, et j’avais noté tous les coups tirés de chaque pièce ; le capitaine avait donc la position du point moyen des coups d’une pièce d’après le nombre des coups courts et des coups longs observés ; et l’après-midi, quand j’ai fini le tir, dès la première salve il était réglé, et on a fait tout de suite le tir d’efficacité ; mais, de ne pas être entendu, cela m’a obligé de monter deux fois pour le même tir. Il y a une chose qui est embêtante c’est quand on ne voit pas les coups ; l’artilleur se dit :  " puisqu’il a demandé qu’on tire, c’est qu’il voit, et s’il ne voit pas les coups, c’est de sa faute ! " et on est engueulé ; mais les obus explosifs ont une fumée jaune noirâtre, exactement de la couleurs des prés jaunis, couleur de rouille caractéristique de la Champagne pouilleuse à cause de la sécheresse. Si bien qu’il m’est arrivé souvent d’observer les coups rien que par ce truc : tu sais que l’oeil voit très bien les mouvements ; si tu as un animal de la même couleur que le terrain où il se trouve, comme une perdrix ou un courlis sur une terre labourée, tant que l’animal ne bouge pas on ne le voit pas, et dès qu’il fait un mouvement on le voit ; pour les obus, c’est la même chose : par un temps brumeux et sans soleil on ne voit l’obus que quand il éclate parce que la fumée en formant son nuage se détend par un mouvement, très rapide du reste ; c’est le mouvement qui est visible, mais si on rate cet instant, c’est fini, la fumée est invisible ; de même s’il y a du vent, une seconde après l’éclatement la fumée s’est déplacée et l’observation est erronée. Donc, quand on dit à la batterie de tirer, il faut avoir une attention très soutenue, et souvent on sait que l’obus va éclater à un moment donné, par l’habitude et l’intuition, et juste à ce moment-là il y a un nuage qui vient se mettre devant ; ou bien c’est le pilote qui, trouvant qu’on est allé suffisamment dans une direction, tourne sans prévenir, on rate la salve et j’engueule copieusement le pilote parce que c’est trop bête de rater des coups pour une cause aussi futile. Lorsqu’on est avec toutes les chances favorables, qu’on a un bon pilote, que le temps est beau et que la batterie répond bien, c’est très agréable ; et là, on rencontre les difficultés propres à l’observation, parce que, par quelques signaux conventionnels il faut transmettre toute l’opinion qu’on a sur un coup. Par exemple un coup tombe à droite à cinquante mètres, tu transmets « à droite », l’artilleur corrige et le coup suivant se trouve par exemple un tout petit peu à gauche, à deux mètres ; si tu transmets que le coup est à gauche, l’artilleur corrige de la moitié et le coup suivant sera à vingt trois mètres à droite, d’où nouvelle correction ; il vaut mieux alors ne rien dire du tout : si le coup était à gauche, rien que par la dispersion les coups suivants seront en direction ; si c’est que la pièce tire un peu à gauche, après lui avoir transmis « trois salves en direction » si on transmet « la quatrième à gauche », il corrige un tout petit peu, surtout que la correction doit être très faible ; et on gagne beaucoup de temps parce que pour modifier la direction d’un 155 ou d’un 220 c’est très laborieux et long ; du reste, avec le 155 long on a généralement la direction du premier coup. Maintenant je suis un peu familiarisé avec tous ces trucs et avec l’observation des coups, une fois que j’ai indiqué à la batterie de tirer, je ne regarde pas l’objectif, je regarde la batterie et je vois le départ des coups par les éclairs, je vois le nombre des pièces qui ont tiré et quelles sont ces pièces de façon à pouvoir envoyer les corrections individuelles ; et une fois que les obus sont partis je suis sûr qu’ils arriveront avant un temps déterminé, je peux mieux utiliser mon attention, et je les vois très bien arriver. Ce truc est très commode, parce qu’il n’y a rien de plus odieux que de dire à une batterie de tirer, de regarder le but pendant une ou deux minutes en plus, et puis de se retourner et s’apercevoir qu’elle n’a pas tiré. J’ai fait quelques tirs où l’artilleur comprenait admirablement ce que je transmettais et où tout marchait admirablement : eh bien ! c’était très agréable de travailler comme cela et on arrivait à régler rapidement sans que je perde de salves, et à faire un tir d’efficacité au bout de très peu de temps. Encore une cause qui fait rater un tir, c’est quand on se trompe d’objectif. Cela ne m’est arrivé qu’une fois, mais cela avait peu d’importance parce que ce n’était qu’un tir de réglage, et que le point sur lequel j’ai tiré se trouvait à cent mètres du vrai but, si bien que l’artilleur n’avait à faire qu’une faible correction pour être réglé sur l’objectif. Il faut avoir énormément de patience et s’entêter même pour obtenir un résultat ; il vaut mieux achever un tir médiocre ou mauvais plutôt que de le laisser en plan à la moitié, parce que d’un tir complètement fait on tire toujours des renseignements. Je suis resté quelquefois une demi-heure et même une heure en l’air à attendre que le temps s’améliore pour que je puisse commencer le tir, si bien que je le commençais une heure et quart après mon départ, et il fallait attendre qu’il soit fini et on restait très longtemps là-haut.

Quand il fait mauvais temps, on essaie de faire de la surveillance et si on ne peut pas, on se ballade. Hier, Révoil et moi, nous sommes ainsi allés à Somme sur Vesle où se trouve la C.61 , Nous avons fait du rase-mottes, c’est à dire qu’on s’est baladé au ralenti à trente mètres du sol et à des moments à dix mètres, et c’est très amusant parce qu’on a l’impression d’être dans une auto qui passerait partout, par-dessus tous les obstacles, et d’où on dominerait un peu la campagne. Comme cela on est passé au-dessus de Chalons, et c’est bien plus amusant encore au-dessus d’une ville. Puis on est allé faire de la surveillance et comme on n’y voyait goutte, nous sommes allés, à soixante mètres au-dessus des tranchées et de V.S.T. (Ville-sur-Tourle ?), et on disait bonjour aux poilus qui nous disaient bonjour aussi, et qui étaient un peu épatés de nous voir passer comme cela bien tranquille dans notre appareil , tandis qu’eux étaient blottis au fond de leurs tranchées, défilés aux vues des Boches par des parapets, buissons, arbres ou autres obstacles, et puis nous sommes allés voir une batterie en action, et on voyait les coups de canon partir tout prés. Cela nous a beaucoup amusé, mais si nous avions eu la panne, aussitôt à terre il aurait fallu sauter dans une tranchée et y rester : l’appareil ! ! !...... ? Révoil avait le cafard avant, et cela le lui a enlevé complètement.. Maintenant je comprends qu’il y ait des aviateurs qui aillent à vingt mètres au-dessus des tranchées boches et qui prennent des photos de ces bêtes sauvages dans leurs repaires : mais il faut qu’ils soient tout de même un peu maboules ; n’empêche que cela doit être extrêmement amusant.

Les Serbes sont des types épatants, et les affaires ont lieu de mieux tourner là-bas, car il y a quelque temps il me semble que c’était critique, beaucoup plus que maintenant. J’ai l’impression que les Français là-bas savent bien se battre et que les Bulgares ne savent pas. Mais peut-être que pour tout, cela ne va pas aussi bien que je le pense ; je suis peut-être trop optimiste. Il y a trois jours, deux russes sont passés sur la route de Chalons avec un gendarme pour les accompagner ; ils étaient trois prisonniers chez les Boches et ils se sont évadés de la tranchée où ils étaient pendant la nuit ; un des trois a été tué par un coup de fusil boche. Ils n’étaient pas très grands, mais très bien bâtis, avec des figures du nord très franches, et ils avaient une belle démarche, la tête haute, marchant vite, et d’un air bien décidé. Ils paraissaient tout joyeux, étaient propres, et avaient bonne mine. Ce n’étaient pas des espions, parce qu’ils ne comprenaient pas le boche : on leur faisait des signes, on leur parlait français, et à brûle pourpoint je leur parlais boche : ils restaient absolument impassibles et n’offraient pas le moindre indice pouvant indiquer qu’ils comprenaient.

Que penses-tu du nouveau ministère ? Crois-tu que Briand, avec son talent et son habileté, pourra un peu museler tous ces braillards lamentables, qui ne savent que faire de leurs personnes inutiles et ne font que des bêtises ; ces salauds de socialistes, qui font encore du sentimentalisme absurde, et qui, du haut de leur grandeur, considèrent que la France serait déshonorée si elle reprenait l’Alsace-Lorraine aux Boches. Rien que pour cette réflexion ils mériteraient de passer l’hiver dans les tranchées, pour leur apprendre : mais je crois que ce serait inutile ; quand on a leur mentalité il n’y a rien à faire ! C’est l’homme lui-même qu’il faut remplacer.

Au front – le 12 novembre 1915
LOUIS à JULIE
J’ai reçu le passe-montagne de soie que tu m’as envoyé et je te remercie beaucoup : c’est tout à fait ce que je désirais. Je vais faire un stage d’un mois dans l’artillerie, pour me perfectionner dans l’art de régler des tirs. Tous les observateurs y passeront, du reste. Moi, je vais dans l’artillerie lourde de mon corps d’armée, celui de l’escadrille. Le commandant qui commande l’artillerie lourde s’appelle Jacquet ; c’est un X qui connaît le nom de mon grand-père : est-ce que Papa le connaît, par hasard ?

Pour ce qui est du cafard, moi c’est un cafard particulier. Il y a parmi les sous-off un type qui est très gros ; il a l’esprit horriblement faux, et celui d’un parvenu ; il a un peu des ennuis d’argent à cause de ses affaires ininterrompues ; et alors il cogne sur tout le monde, est très pessimiste, très collant, dépourvu de tact. L’autre jour il était parti comme cela sur les officiers et sur les observateurs ; et il avait l’air de dire qu’on ne faisait rien ici, moins que lui qui ne fait qu’aller chercher les lettres le matin. Je ne sais pourquoi, je l’ai engueulé et très vertement ; je n’ai jamais engueulé quelqu’un comme cela, et on a failli en venir aux mains, et il a cané. Mais je lui ai dit les choses les plus désagréables possibles, et, après une histoire comme cela, tu comprends que cela me fiche un peu l’esprit à l’envers. Du reste, il est parti en permission et va être envoyé à Chalons au parc d’aviation ; bon débarras ! Le vent a fichu une tente d’appareil en l’air, l’appareil a été un peu amoché. Voudras-tu m’envoyer des livres ? parce que quand je serai à l’artillerie lourde j’aurai peut-être des loisirs.

Au front - 19 novembre 1915
LOUIS à EUGENE
Je suis à l’artillerie lourde et j’apprends comment on fait un tir d’artillerie lourde ; je l’avais déjà appris en gros à Fontainebleau, mais ici c’est à fond et le commandant Jacquet m’a dit qu’il me ferait faire un réglage à terre, comme j’ai fait des réglages à Bleau avec du 75 que je connais bien. Je vais connaître tous les genres d’artillerie, et cela, comme tu penses, m’intéresse beaucoup. Je ne regrette pas d’avoir quitté l’escadrille pour un mois, parce qu’en ce moment, il est parfaitement impossible de voler. J’y retournerai pour les grands froids et là on pourra faire du bon travail. Tout ce que je vois est fort intéressant.

Au front - 23 novembre 1915
LOUIS à MERIEM
Tu penses si les canons de gros calibre font du bruit plus que le 75 ! ils font un potin de tous les diables. Il y a un canon boche de marine sur chemin de fer qui tire souvent sur les cantonnements de l’arrière : eh bien ! je l’entends très bien de l’escadrille et j’en suis à au moins dix huit kilomètres, tandis que le 75 français ou le 77 boche, je les entends à peine. Les mortiers et obusiers font moins de bruit, mais leurs obus sont plus gros parce qu’ils sont de plus gros calibre, et alors ce sont les obus qui font le plus de bruit et aussi le plus de travail. J’ai fait un réglage un jour avec une batterie de 220 et les obus de ce mortier ont une charge de mélinite aussi grosse que le 420 boche ! Mais l’obus est plus léger et agit moins par sa masse et sa vitesse de chute, mais il fait du bon travail. Le premier que la batterie a tiré est tombé en plein sur une casemate, c’est un coup heureux, un peu de hasard ; les obus suivants sont bien tombés aussi, et je te promets que la batterie n’a plus dit un mot. Plus tard, sur des photos, j’ai vu qu’elle était presque entièrement démolie : tu penses d’un bon travail ! Les gros obus comme cela on les entend de très loin, cela fait crac, comme du calicot qu’on déchire violemment. Tout ce qui est autour est entièrement fauché.

Au front - 23 novembre 1915
LOUIS à JULIE
Cet observatoire, comme tous du reste, est enterré et on ne regarde que par une fente horizontale de trente centimètres sur deux ou trois mètres, si bien que les oiseaux et autres animaux ne vous voient pas, et j’ai vu nombre de corbeaux, perdrix et autres venir et voler tout prés. Il paraît que quelques temps avant, une douzaine de perdrix étaient venues picorer du grain à un mètre des observateurs : tu parles si cela devait être amusant. J’ai vu aussi des buses et je les ai admirées parce qu’elles volent rudement bien. Je suis allé me balader à cheval par un temps superbe, et il y a ici une quantité de gibier extraordinaire, des oiseaux de proie en masse. J’ai essayé de forcer un lièvre avec le maréchal des logis qui était avec moi, mais va te faire fiche : le lièvre avait de bonnes jambes, mon cheval était un bourrin, et le lièvre a fichu le camp en ayant l’air de se payer notre tête.

Au front - 24 novembre 1915
LOUIS à PAUL
Ici j’apprends des choses très intéressantes. Comme je suis pour le moment dans l’état-major de groupement d’artillerie lourde, j’assiste à toutes les causeries et discussions des officiers, et j’apprends ainsi des tas de tuyaux aussi bien sur la manière de commander des chefs que sur les nouvelles théories pour l’utilisation de l’artillerie dans la guerre.

Au front - 25 novembre 1915
LOUIS à MERIEM
Tu m’as demandé si la lourde faisait plus de bruit que le 75 : mais cela fait un chahut épouvantable ! Je couche dans une très belle cagna qui est juste devant les canons, à trente cinq ou quarante mètres d’eux, et les obus passent juste au-dessus. Quand la batterie tire, la porte est secouée violemment, des morceaux de terre tombent des murs, on reçoit un souffle sur la figure comme si quelqu’un vous soufflait très fort dessus. Puis on a une détonation qui vous casse les oreilles et vous abasourdit : mais on s’y habitue. La porte de ma cagna avait des vitres, elles ont été cassées au premier coup de canon tiré quand la porte était fermée : c’est pour cela que le souffle entre dans ma chambre. Mais cela fait une flamme énorme de six à huit mètres de long mais elle est presque instantanée et ne dure pas. Dans la chambre du lieutenant qui commande la batterie, les carreaux sont montés sur des cadres en bois mobiles autour d’une charnière en haut : à chaque coup on voit des vitres qui battent puis se remettent en place.

Au front - 30 novembre 1915
LOUIS à JULIE
Me voilà commandant de batterie ce soir ; le lieutenant et le sous-lieutenant de la batterie sont allés dîner avec le commandant et ils m’ont laissé avec la batterie : je suis le grand manitou. Aujourd’hui, vent fort mais quelle clarté ! Avec mes jumelles je voyais à trente kilomètres au moins, au-delà de Challerange. Je continue à régler des tirs et cela marche bien. Pendant que j’étais à l’observatoire cet après-midi, j’ai vu des grosses marmites tomber sur la Main (de Massiges ?) : un avion arrive pour faire de la surveillance, aussitôt les Boches arrêtent leurs tirs ; à peine l’avion avait-il quitté le front que des coups de 105 fusants sont tombés sur les tranchées. Les avions doivent les embêter ferme, parce qu’il n’y a pas moyen de tirer sans se faire repérer par eux, et quand on est repéré c’est encore plus embêtant car souvent les avions français font faire des réglages sur les batteries en action sitôt qu’ils les ont vues. Alors une batterie boche, si elle tire quand il y a un avion, doit se dire :  "dans dix ou quinze minutes je vais recevoir des pruneaux sur la figure et c’est pas folichon ! ". Du reste les artilleurs français craignent beaucoup les avions boches : c’est ce qui les embêtent le plus.

Pour l’observateur, quand il travaille il lui suffit d’une main comme tu peux en juger : il regarde, écrit et manipule. Ecrire et manipuler cela ne se fait jamais que d’une main ; tirer à la mitrailleuse, c’est la même chose ; Evidemment ce serait plus difficile de tirer d’une main avec une carabine ou un mousqueton, mais s’il peut un peu se servir de sa main blessée, il peut s’en sortir très bien. L’observateur est extrêmement utile à l’armée, surtout quand il est bon, parce que l’artillerie lourde ne travaille bien qu’avec les avions. D’autre part, les mauvais observateurs c’est une plaie, ils font du mal plutôt que du bien. La qualité essentielle de l’observateur est d’être droit et sincère, qu’il n’y ait que la vérité dans tout ce qu’il dit. D’autre part, chaque fois qu’on fait une observation il faut l’analyser au point de vue physiologique et philosophique : si je vois une lueur je commence avant tout par la situer pour que, dans le cas où elle existerait réellement, je puisse dire où elle était ; ensuite, je cherche pour voir si ce n’a pas été une illusion de ma vue, si, par fatigue des yeux, je n’ai pas vu une lueur imaginaire, ou bien si cette lueur n’était pas produite par un obus français qui éclatait ; et puis j’attends en regardant le point d’où elle est sortie, pour voir si elle ne se répète pas, ou bien, d’après sa position, je présume que l’obus a dû être lancé sur tel point, et je regarde la région de ce point pour voir s’il y a un obus qui arrive ; si oui, et si la lueur se répète, alors réellement c’est une batterie en action, et aussitôt un tir dessus l’embête fortement. Si l’observateur est un type peu sérieux, il voit une lueur, il la note, et au besoin demande à son pilote s’il l’a vue, et si le pilote lui dit oui, il note que le pilote a vu ; il passe pour un type très fort parce qu’il rapporte des tas de renseignements, quoique ceux-ci soient presque tous faux ; malheureusement j’en ai vu des exemples. Un observateur fait un réglage, il se trompe d’objectif, cela arrive à tout le monde ; descendu à terre la batterie lui dit qu’il s’est trompé, par ses tirs elle peut le voir : s’il en convient, cela va bien, ce tir peut encore servir ; s’il n’en convient pas il induit la batterie en erreur, et est cause que les tirs tombent systématiquement à côté du but. J’en ai vu un qui n’en convenait pas rien que par amour propre mal placé ; il ne voulait pas paraître s’être trompé. Le même, dans un réglage a fait le coup suivant : il annonce une salve courte, se disant : on va allonger le tir et l’autre salve sera longue, je vais l’annoncer longue ; mais, le capitaine de la batterie avait lieu de se méfier de lui et au lieu d’allonger le tir il l’a raccourci d’une façon très notable et l’observateur est tombé dans le panneau ; il a annoncé une longue salve qui était d’environ cinq cents mètres ; tu penses s’il a été jugé après ce coup-là.. Du reste c’est un métier charmant et qui convient très bien à un homme jeune plutôt qu’à un homme qui a l’âge d’être capitaine comme on en rencontre trop souvent. Le lieutenant de la batterie a été étonné que j’observe si bien les tirs, car on a tiré avec du brouillard sur un point se trouvant à sept mille mètres d’où nous étions et des obus ordinaires de 120 qui font peu de fumée.

Le bois Chaussou qui est sur la chenille est lamentable : les arbres qui restent debout, et il n’y en a plus beaucoup, n’ont plus que de grosses branches ; quand on le regarde, on ne voit plus que des manches à balais ou des Y dépouillés en partie de leur écorce, c’est piteux. Et le sol de la chenille ! Imagine que tu lances des obus sur une colline, ils font des trous ; si tu en lances beaucoup ces trous se chevauchent l’un l’autre. Et bien imagine qu’il y a plusieurs séries de trous se chevauchant qui se sont succédés sur la chenille : alors elle présente au soleil l’aspect d’une surface systématiquement remuée et bouleversée. A côté de ces arbres morts et de cette terre toute bousillée, à l’extrémité Est sur le versant, se dresse un petit sapin bien feuillu et bien vigoureux, qui a l’air tout content d’être là et de vivre au grand air ; c’est par miracle qu’il n’est pas abîmé, il se trouve à mi-hauteur ; comme quoi la médiocrité vaut mieux que tout le reste, ça c’est de la philosophie !

Je fais de beaux dessins du front, mais c’est fatigant, il faut prendre des mesures et regarder continuellement dans ma jumelle. Les deux lieutenants de la batterie, qui sont charmants, m’ont dit que j’avais le calme, la sérénité, la confiance sans emballement des vieux briscards qui font la campagne depuis le début.

Au front - le 3 décembre 1915
LOUIS à PAUL
Il fait un temps ignoble, pluie, vent et boue, mais quelle boue ! c’est effroyable ! si cela continue les tranchées n’existeront plus. Je règle quelques tirs et fait la hausse du jour tous les jours. J’ai fichu, il y a quelques jours, 20 obus sur les observatoires des Boches sur la chenille, et au bout de trois coups le tir était réglé et les autres je les ai bien éparpillés sur les ouvrages que je voyais dans ma jumelle ; c’est très amusant de tirer ; retourneras-tu dans les observatoires ? Moi, à ta place, je tâcherais de travailler la question du tir pour pouvoir régler après ; cela est très intéressant et il me semble que c’est la seule chose que tu peux faire d’aller observer les Boches une fois que tu auras fini les remplacements que tu fais.

Aux armées – le 13 décembre 1915
LOUIS à PAUL
Autre chose : Maman m’écrit que tu désires entrer dans l’aviation. Je vais te dire ce qui me semble bon que tu saches. D’abord, si tu n’es pas pistonné énergiquement il est très probable que ta demande n’aboutira pas, alors il faut te débrouiller pour cela. Ensuite, il est probable aussi qu’on te mettra d’office dans une sorte d’appareil que tu n’auras peut-être pas choisis. Par exemple, on te mettra sur Bréguet Renault, appareil immense qui fait du bombardement ; mais je pense que quel que soit le travail que tu feras, tu aimeras ton métier, chaque sorte de fonction a son charme : avion de chasse, de bombardement, de réglage et reconnaissance.

Avion de chasse : on a l’avantage de se fiche des piles avec les Boches, et de se promener sur un grand espace : le secteur d’une armée ; pour cela il faut avoir de l’audace car il n’y a rien de plus lamentable que de voir un Nieuport ou autre fuir devant un Boche ; quant on est sur un Nieuport on doit attaquer n’importe quel Boche ; il faut aussi qu’on ait un observateur ou mitrailleur en qui on ait une confiance aveugle et réciproquement, sans cela on ne fait pas de bon travail.

L’avion de bombardement : on ne vole pas aussi souvent, et on en a toujours pour 4 à 6 heures de vol quand on bombarde ; l’appareil est énorme, pas maniable, mais il résiste très bien au mauvais temps et il ne faut jamais faire d’acrobaties avec, tous les pilotes qui ont fait des acrobaties sur Voisin ou Bréguet se sont tués, sans exception. Et puis on a l’avantage d’avoir agi, d’avoir tué du Boche après un chic bombardement. C’est le métier le plus dangereux en aviation, on risque d’être descendu ou fait prisonnier.

Réglage : avion pépère, on vole très souvent, toujours sur le même secteur ; cela n’est intéressant pour le pilote que s’il s’intéresse au travail de l’observateur, c’est à dire s’il observe le tir en même temps que celui-ci ou bien s’il surveille le secteur pour voir les batteries en action, etc ; comme cela, le temps passe vite pour lui, sans cela, il finit par s’ennuyer là-haut. S’il fait comme cela il arrive à ne pas gêner du tout l’observateur en conduisant son avion exactement comme il faut pour ne pas gêner, de plus on a l’avantage d’avoir un avion pépère : Caudron par exemple qui est l’appareil rêvé pour acrobaties et sur lequel ce n’est pas dangereux du tout ; en outre on peut se balader en dehors du travail et visiter des coins intéressants. Je pense que cela t’aura éclairci un peu les idées sur le métier de pilote.

Au front – le 18 décembre 1915
LOUIS à MERIEM
Oui, j’ai 20 ans, mais je crois que depuis un an j’ai mûri de plus d’un an, parce qu’avant j’étais le petit garçon qui n’avait jamais quitté sa famille et maintenant j’ai roulé ma bosse dans différents endroits et là où j’arrivais je ne connaissais personne, et puis il fallait que je me défende pour ne pas me faire empiler ni marcher sur les pieds, mais maintenant cela va mieux et je n’en fais plus jamais qu’à ma tête sauf bien entendu les ordres de service, mais pour moi ces ordres c’est de voler, or, si on m’en privait, ce serait la pire des punitions ; en revenant ici ma première idée a été de monter en avion et j’ai fait de la surveillance juste au moment où le temps était favorable, et de ma propre initiative en prévenant seulement le capitaine que j’allais monter et le plus curieux c’est que j’ai rapporté des renseignements intéressants et si je n’avais pas eu l’idée de monter, on ne les aurait pas eus.. Tu penses si cela me ferait plaisir que le Grand Charles reprenne son commandement, je suis sûr qu’il mènerait ses troupes à la victoire avec autant de compétence qu’il les a menées pendant la retraite, et cela devait être encore plus difficile pendant la retraite.

Au front – le 20 janvier 1916
LOUIS à JULIE
Ici on ne fait rien du tout et je n’apprends pas encore à piloter. Révoil dit que je suis insupportable, c’est peut-être vrai parce qu’en ce moment je ne vole pas. Le capitaine fait faire des exercices aux autres, et à moi rien, je ne sais pourquoi. Les Voisin-canon sont des appareils épatants, j’en ai vu, cela fait du bon travail et les marins canonniers sont des types épatants.

Au front - 26 janvier 1916
LOUIS à EUGENE
On m’a prévenu que je ferai un stage du 1er au 15 février à Cazaux, prés Arcachon, et là j’apprendrai à tirer d’un canot automobile sur des boîtes à sardines pour les couler. Tu penses que plutôt que de venir faire un stage je préférerais aller sur le front : mais mes camarades seront au repos encore en ce moment-là et n’en ficheront pas une datte. J’ai encore été me promener sur Amiens avec Révoil, et Renon nous a accompagnés dans l’appareil école : nous étions à 25 m l’un de l’autre, c’était très amusant. Ici, voici mon emploi du temps : je me lève à 8 ou 9h, je mange à 9 ou 10h du café, puis je vais au bureau lire des papiers intéressants, puis ou bien aux champs, ou bien au café où je joue avec n’importe quel camarade à n’importe quel jeu n’importe quoi. Après déjeuner je vais aux champs, puis après au café toujours même jeu, puis dîner, re-café, puis coucher et je lis dans mon lit.. Cette vie est un peu bébête mais que veux-tu qu’on fasse autrement ? J’ai lu un livre de Tolstoï sur ses impressions au siège de Sébastopol. Il est merveilleux comme vérité ; si tu le lis, tu auras une description très exacte de la vie de tranchée actuelle, et tu te demanderas s’il n’a pas écrit son livre hier ! Il décrit d’une façon remarquable les différents sentiments que l’on éprouve en arrivant sous le feu et l’opinion de ce temps-là sur les différents guerriers ; et il cogne aussi sur les officiers d’Etat major. Je suis convaincu que ce bouquin t’intéressera beaucoup. Peut-être que je ne ferai pas mon stage : toujours l’incertitude militaire !

Cazaux – 4 février 1916
LOUIS à EUGENE
Aujourd’hui, j’ai tiré sur des assiettes de terre, à plomb, et dans un tir à six cartouches, j’en ai tué quatre. J’ai fait aussi du canot automobile et je tirais avec un mousqueton sur des petits ballons qui étaient sur l’eau, et c’est assez amusant. Le canot faisait du 40 km à l’heure et c’est déjà une vitesse respectable : c’était très chouette.

Au front - 23 février 1916
LOUIS à JULIE
Rien de neuf. Je suis revenu à mon escadrille et j’ai trouvé tout pareil à ce qui existait avant. Le temps est mauvais et je n’ai pas pu voler encore. J’ai appris quelque chose qui m’a fait beaucoup de peine : ce pauvre Goffin s’est tué sur un nouvel appareil qu’il essayait au Bourget ; l’appareil est tombé comme un caillou par suite du moteur qui s’est arrêté. Je n’ai pas besoin de te dire que c’est l’appareil qui était mauvais ; le pauvre homme a fait tout ce qu’il était possible pour éviter la chute ; il a été tué sur le coup. Il est tombé de la neige ici, la campagne en est couverte et il ne fait pas très chaud. La réputation de l’école de Cazaux est faite et tout le monde est d’accord pour trouver qu’elle est complètement inutile.

Au front - 25 février 1916
LOUIS à EUGENE
Rien de particulier. Il neige, cela commence à faire une bonne épaisseur et on ne peut rien faire. J’ai fait un vol avant-hier et c’était très beau de voir la campagne sous la neige. Ca a l’air de barder ferme à Verdun : les pauvres poilus doivent se battre dans la neige. Mais ce dernier effort des Boches va probablement échouer aussi.

Au front - 29 février 1916
LOUIS à JULIE
Depuis mon arrivée j’ai fait des vols, et aujourd’hui j’ai fait un réglage qui a très bien collé : cela m’a fait plaisir car il y a deux autres observateurs qui ont essayé d’en faire en même temps que moi et n’ont pas réussi. Il fait un temps dégoûtant car il dégèle . Des lignes, on voit Péronne très bien et si j’en ai l’occasion, j’essaierai de la photographier. Mon manchon est épatant : c’est parfait pour un observateur. Tu penses si Salem a dû avoir un beau coup d’œil en voyant brûler le zeppelin et en voyant l’autre ficher le camp. Cela s’est vu de très loin : un mécano qui était à Bar-le-Duc à ce moment, m’a dit qu’il avait très bien vu la lueur, lui aussi. Je crois que l’aviation remonte dans l’estime des Français : Navarre vient encore d’en descendre deux. Du reste on ne se figure pas les difficultés de toutes sortes que l’on rencontre pour travailler là-haut : l’autre jour le lieutenant Coprain a eu le nez gelé par un froid de -25° et la lèvre supérieure aussi ; sa lèvre s’est guérie, son nez pas encore, et il y a plus de dix jours. Maintenant son impression sur Verdun, c’est que ça ne chie pas mais qu’il y aura de la casse des deux côtés.

Au front – le 7 mars 1916
LOUIS à EUGENE
Aujourd’hui neige et temps assez froid mais il faut prendre des précautions quand on monte ; en plus du lieutenant Copain qui a le nez gelé, dégelé maintenant, il y a Debriel qui a trois doigts gelés qui lui font très mal et Révoil aussi a eu les dents gelées, mais cela c’est uniquement nerveux, n’empêche qu’il souffre pas mal de cela. Cet après-midi je vais prendre ma 1ère leçon de pilotage avec le capitaine ; il pilote très bien le capitaine et d’une façon extrêmement sûre ; Paul fera bien de se dépêcher parce que je ne vais pas mollir pour apprendre.

Avant-hier j’étais au champ et je m’apprêtais à monter avec Renon, il faisait beau, tous les appareils étaient dehors et il y avait beaucoup de monde sur le terrain. Brusquement on entend un sifflement et je vois une belle gerbe toute noire d’une vingtaine de mètres de haut et entends un fort bruit : c’était un avion boche qui venait de lâcher une bombe ! Elle est tombée à 5m d’un bimoteur près duquel il y avait des poilus et ils n’ont rien eu et l’appareil non plus et j’étais à 30m et suis resté debout et je n’ai rien eu non plus ! Il avait très bien visé ; cette bombe est tombée comme des cheveux sur de la soupe et après, plus rien, c’était fini. Le Boche a fichu son camp, il devait être très haut, vers 4.000m, car on n’a pas pu le voir, il y avait assez de brume. Celui qui a fait prendre les Eparges, il y a quelques temps, a été rudement astucieux : c’est une des choses qui a sauvé Verdun en empêchant les Boches de tourner par ce côté.

Au front - 14 mars 1916
LOUIS à JULIE
Il fait un temps de printemps, superbe et chaud, et c’est charmant de voler parce qu’on n’a plus froid du tout et on peut bien travailler. L’autre jour, deux bimoteurs qui atterrissaient ont volé à 50 m l’un de l’autre : heureusement un d’eux est descendu plus vite que l’autre, ils ont volé l’un au-dessus de l’autre puis ils ont atterri sans encombre. Les types ne s’étaient pas vus et ils ont eu une grande frousse rétrospective. A part cela il n’y a rien de neuf.

Au front – le 16 mars 1916
LOUIS à EUGENE
Tu parles si çà a bardé à Verdun, mais maintenant c’est fini ; les aviateurs ont bien travaillé là-bas mais ils ont trinqué ; si tu voyais les communiqués boches tu verrais qu’il y a tous les jours des types descendus. Dufau m’a écrit et me raconte qu’on ne peut pas sortir sans se pocher avec 2 ou 3 Boches. Huré, que j’ai connu au Bourget et à Cazeaux a été tué dans un combat aérien ; il avait été cité trois fois.

Citation à l’ordre de l’ Armée en date du 18 mars 1916 - L’Aspirant Resal, observateur à l'escadrille C 51 : "Observateur de tout premier ordre, plein de courage, de calme et de dévouement. Le 18 mars, a donné le plus bel exemple de sang-froid, en aidant son pilote grièvement blessé, a choisir un terrain d'atterrissage dans nos lignes."

Au front - 19 mars 1916
LOUIS à EUGENE
Hier, ce pauvre Révoil a été grièvement blessé par un éclat d’obus ; il a le poumon gauche atteint et la clavicule cassée. Il est à craindre une hémorragie, et d’ici six à huit jours il sera hors de danger s’il n’est pas arrivé d’accident. Il a un très bon moral mais ne se fait pas d’illusions sur son état. Il a eu un sang-froid et une énergie merveilleux : il a été décoré de la médaille militaire par le général du Corps d’Armée.

J’étais avec Révoil lorsque cela lui est arrivé ; il a très bien atterri et m’a dit : "au moins, je t’ai ramené ! ". - Voici comment cela s’est passé : je suis parti faire un réglage sur une batterie contre avions avec Révoil, et pour bien la voir, nous sommes allés dessus, si bien dessus qu’un obus a éclaté tout prés et que Révoil m’a dit : " je suis touché au bras ! ". Nous sommes revenus en vol plané dans nos lignes et Révoil pâlissait de plus en plus ; il a tout de même atterri dans un terrain très difficile d’une façon remarquable. Il n’a pas pu sortir de l’appareil ; je l’ai sorti en le portant un peu, puis on l’a soigné. Il a eu une hémorragie qui l’a pas mal affaibli et il a souffert quand on l’a transporté en brancard. Il a piloté pendant quatre ou cinq minutes avant d’atterrir et je te promets qu’il a eu une rude dose d’énergie pour l’avoir fait, touché comme il l’était. On a atterri à 2km des Boches ; ils nous ont marmités à terre, mais peu. J’ai vu Révoil ce matin, il va aussi bien que son état le permet.

Au front - 20 mars 1916
LOUIS à JULIE
Révoil va mieux mais cela continue toujours à être grave. Voilà son bulletin : nuit calme, respiration régulière, pas de fièvre du tout. Maintenant, pour moi, surtout ne te fais pas de bile. Pendant ce vol avec Révoil c’est la première fois que je me suis autant exposé et tu comprends que cette leçon m’a profité, et que maintenant je suis plus prudent. C’est un hasard que Révoil ait été touché : bien des fois on a été plus canonné sans rien avoir dans l’appareil. Je pense qu’en te disant la vérité toute pure tu te préoccuperas moins qu’en te racontant des histoires.

Au front - 26 mars 1916
LOUIS à PAUL
Pendant la descente, j’ai eu la notion que j’allais me casser la figure, mais j’ai envisagé cela très froidement sans aucune espèce d’émotion. Ce qui m’a fort impressionné c’est, au moment où on l’a posé, juste après l’atterrissage, qu’il avait le corps couvert de sang, mais pas sa combinaison : j’ai bien cru à ce moment-là qu’il était foutu ; c’était la première fois que je voyais un blessé aussi grave

Au front – le 1er avril 1916
LOUIS à SALEM
Je ne t’ai pas dit : je suis cité à l’ordre de l’armée pour l’accident qui m’est arrivé avec Révoil et le capitaine m’a donné la Croix de Guerre hier, avec une belle palme. Cela fait très chouette la palme, tu sais. J’espère que ton nouveau capitaine et ton nouveau commandant de groupe sont des types épatants, et que tu vas continuer à faire du bon boulot. Pour moi, en plus de l’observation, j’apprends à piloter et cela m’intéresse beaucoup ; je pense que d’ici 15 jours je pourrai voler seul.

Bulletin des Armées - n° 188 - 5 avril 1916
Tableaux du Front - L’aviateur blessé.
Il s’agissait de faire un réglage sur une batterie contre avions. Ces dernières semaines, celle-ci avait gêné le travail de notre escadrille. Le 18 mars, avec la joie de deux écoliers qui s’en vont faire une bonne niche et narguer un personnage ridicule, le pilote adjudant Révoil et son observateur, l’aspirant Résal, enfourchaient leur Caudron et prenaient de l’air vers les lignes allemandes. Rapidement ils parvenaient au-dessus de la région où se trouvait la batterie, et les obus qui venaient japper autour de l’appareil comme une meute de roquets leur prouvaient qu’ils ne s’étaient pas égarés au cours de leur excursion. Ils se trouvaient alors à deux mille mètres.

L’éclat d’un obus explosif - un 105 - qui avait bondi au-dessus de l’appareil, atteignit en retombant, le pilote : "Je suis touché à l’épaule" dit Révoil à son observateur, comme il lui eut communiqué toute autre communication de service. Mais le tesson d’acier avait, en réalité, cassé la clavicule, traversé le poumon gauche et était venu se loger contre l’omoplate. Il n’y avait plus qu’à s’efforcer de regagner nos lignes.

Bien que perdant beaucoup de sang et s’affaiblissant de plus en plus, Révoil gardait tout son sang-froid. La batterie boche continuait à tirer et encadrait l’appareil qui descendait en vol plané. Au moment de quitter les lignes allemandes, il n’était plus qu’à huit cents mètres. Comme son regard se voilait par instant, Révoil demandait des indications à Résal qui, doucement, la voix ferme malgré l’émotion, lucide comme si rien ne se fût passé, lui indiquait les repères. Enfin le Caudron vient atterrir dans nos lignes, de façon impeccable, comme au champ d’aviation, en dépit d’un terrain difficile. A quelques mètres de l’avion ce n’étaient que fils de fer, boyau, trous de marmites.

Il était temps, Révoil, épuisé, était évanoui quand les soldats accoururent au secours des vaillants aviateurs. On le mit sur un brancard. A ce moment, il rouvrit les yeux et aperçut l’aspirant Résal qui, alors, laissait apparaître pour la première fois sur son visage tout le chagrin qu’il ressentait. "Ça ne fait rien, mon vieux. Je suis content. Je t’ai ramené sans casse et l’appareil aussi. Pour moi c’est sans importance. Il ne pouvait rien m’arriver de plus beau !".

L’adjudant Révoil a reçu sur son lit d’hôpital, où on pense le sauver, la médaille militaire des mains du général, commandant le corps d’armée. Son observateur, l’aspirant d’artillerie est cité à l’ordre. Révoil est le fils de l’ancien ambassadeur, et il était devenu, après de brillantes études de droit, le secrétaire de son père à la dette ottomane. A la déclaration de guerre, Résal était "taupin", candidat à polytechnique. A eux deux, ces enfants héroïques n’ont pas cinquante ans.

Au front - 7 avril 1916
LOUIS à PAUL
Je viens de passer quinze jours assez tristes ; après le départ de Révoil et quand il allait beaucoup mieux, un aspirant observateur, Raybaud, a été tué dans un combat qu’il a eu avec un Fokker. Il revenait de faire la photo des positions boches et il a été surpris par le Boche. Les quatre premières balles l’ont touché, il a eu les 2 cuisses cassées et il est tombé dans le fond de la carlingue. Un autre bimoteur est arrivé, a foncé sur le Fokker et l’a mitraillé à 30 m. si bien que le Fokker a fichu le camp, mais l’appareil où était Raybaud était coupé partout par les balles. Les câbles de gauchissement et ceux de profondeur n’avaient plus par endroits que l’épaisseur d’une épingle. On l’a sorti et couché par terre et aussitôt il y a eu un rassemblement de fantassins. Lui n’a rien dit, ne se plaignant pas, il a pris une cigarette, l’a allumée et a fumé tranquillement en attendant qu’on le panse : tous les fantassins ont été ébahis de son attitude. Quand je suis allé le voir, nous avons un peu blagué ensemble, j’étais loin de croire qu’il en mourrait ; et le soir à 8h30 il a dit au médecin : "Sauvez-moi ! , Sauvez-moi !" puis instantanément il est mort d’une hémorragie : il avait une artère fémorale coupée. Il était arrivé huit jours après moi à l’escadrille, c’était un très bon copain et très amusant. Il a été décoré de la médaille militaire. Le soir de son enterrement deux types venant de la MF 62 et affectés à mon escadrille ont été attaqué par le même Fokker et ont été tués tous les deux par les balles, et l’appareil a pris feu en l’air. Je suis allé à l’endroit où ils sont tombés : le moteur était enterré de 1 m et les ailes du Farman, qui avaient fichu le camp en l’air étaient à quinze cents mètres de là. Tu penses que tout cela, coup sur coup, nous a impressionnés, et j’ai eu un cafard terrible pendant quelques jours. J’ai 2h10 de double commande.

Au front – le 24 avril 1916
LOUIS à SALEM
Je viens d’être nommé sous-verge ; tu penses si cela me fait plaisir, surtout que je vais fiche le camp en perm.; pour voyager c’est beaucoup plus pratique ; et puis tu parles d’un succès quand je vais aller à Paris avec ma ficelle et ma Croix de Guerre. Mais je crois bien qu’en revenant, après la guerre, si on repasse de temps en temps des congés comme ceux-là, on n’aura plus la sérénité d’esprit et l’insouciance d’autrefois ; une guerre comme celle-ci vous mûrit rapidement et vous vieillit peut-être même ; qu’est-ce que c’est d’avoir un galon sur la manche et une Croix quand on voit de bons amis qui disparaissent à côté de soi ?

Au front - 26 mai 1916
LOUIS à EUGENE
Rien de neuf. Je ne vole pas parce qu’il fait mauvais, et je passe mes journées à lire, roupiller et faire des bricoles. J’ai lu une lettre d’un homme de Roubaix qui raconte ce qui se passe là-bas : la vie est hors de prix et les habitants ne touchent que le strict nécessaire pour ne pas mourir de faim ; les usines sont déménagées y compris les briques qui faisaient les murs ; les Boches vont emmener en Bochie les habitants pouvant travailler pour l’industrie, au cas où la région serait reprise par les Alliés. En plus, il dit qu’ils ont bon espoir mais qu’ils sont outrés contre les "brigands" qui parlent à tort et à travers et souvent contre l’intérêt de la France  : ce sont évidemment les députés ; et il termine en disant qu’après la guerre il espère qu’on sera représenté d’une meilleure façon que maintenant ; il ajoute aussi que les Boches se servent des sottises que disent les députés pour essayer de démoraliser les habitants, mais qu’ils n’y arrivent pas. Je crois que si pas mal de types allaient vivre quelques jours dans les pays envahis, cela leur ferait du bien.

Au front - 28 mai 1916
LOUIS à EUGENE
Excuse-moi de ne pas t’avoir écrit plus tôt, mais voilà : je me lève, je vole ou je travaille ; après, je déjeune, puis il y a la sieste, puis après re-vol, ou bien je vais aux batteries, et enfin à 18h30 ou 19h partie de football pendant une heure, dîner avec musique variée du phonographe accompagné d’un chanteur de bonne volonté, dodo. Si tu ajoutes à cela la photo et les conversations variées, tu verras que je n’ai pas une minute à moi. J’ai volé aujourd’hui et jamais je n’avais été aussi chahuté ; Faucillon qui me pilotait en était éreinté : je l’ai gardé deux heures là-haut et il n’en pouvait plus. Je vais avoir un chouette costume tout noir.

Au front - 1er juin 1916
LOUIS à EUGENE
Rien de neuf, mais absolument rien. A propos de la distance à laquelle on voit : hier j’ai vu le reflet du soleil dans la mer, au moment où j’étais au-dessus des lignes, à deux mille quatre cents mètres, cela fait une bonne distance. Les Boches continuent à attaquer Verdun, mais la défense est très astucieuse, alors ils ne peuvent rien faire ; s’ils continuent à se faire écraser là-bas, je pense que cela activera la fin de la guerre. Hier, un de nos moteurs nous a plaqués ; nous sommes revenus avec un seul moteur mais Faucillon a raté son atterrissage et a cassé l’extrémité de l’aile contre un poteau téléphonique. Il était furieux de cela, c’était la première fois qu’il cassait du bois ; moi, je me suis fichu de lui et alors il était encore plus vexé.

Au front - 3 juin 1916
LOUIS à PAUL
Hier, il y a deux types qui se sont tués ici. C’est Langevin, un sous-lieutenant observateur, très gentil, qui était à l’escadrille depuis août 1915, et Chabaud, un jeune pilote qui était arrivé il y a peu de temps. Il y a eu une tige de commande de soupape qui s’est coincée, et des retours juste après le départ, ça chahutait énormément ; perte de vitesse à cinquante mètres., l’appareil a piqué, s’est cassé au sol, le moteur qui avait des retours a mis le feu à l’appareil (un G 4) et ils ont été brûlés tous les deux. Heureusement qu’ils ont dû perdre connaissance à cause du choc de la chute. Tu penses si cela nous a fichu le cafard à tous. Mais je te raconte tout cela pour te dire d’être très prudent. Il te sera permis de faire des blagues quand tu auras cent heures de vol mais pas avant : à ce moment-là tu te rendras compte de ce que tu fais. Dans cet accident, il y a eu des fautes ; d’abord on venait de changer cette tige de soupape, et on n’a pas essayé le moteur assez longtemps pour voir si cela fonctionnait bien. Ensuite aussitôt après le premier retour, Chabaud aurait dû couper, piquer droit devant lui et atterrir là où il était : un capotage, ce n’est rien du tout en comparaison d’une glissade, tandis qu’il a esquissé un virage pour revenir au terrain et c’est ce qui l’a fait glisser. Et puis surtout couper, pour éviter le feu à tout prix. La prudence doit aussi s’exercer autrement : dans les combats avec les Boches ou bien avec le crapouillage, si ce n’est pas indispensable, il ne faut pas insister : les trois premiers mois d’escadrille doivent être considérés comme un temps d’étude pour achever son instruction de pilote ; ce n’est pas dans les trois premiers mois de front que Guynemer et Navarre ont descendu des Boches, c’est longtemps après. Tu vas trouver que je suis embêtant de rabâcher des histoires comme cela, mais si tu savais comme c’est navrant de voir des types se tuer par manque de prudence ! C’est inutile de raconter cela à Maman et Papa.

Au front - 8 juin 1916
LOUIS à JULIE
Il pleut depuis à peu prés huit jours et c’est insupportable : on ne fait rien du tout, et pour cause.. Tu parles d’une pile que prennent les Autrichiens : ils sont rudement épatants, les Russes !.... Toutes les félicitations qui arrivent pour moi montrent bien combien sont peu connus les actes des poilus : combien en ont fait plus et mieux que moi ? ! !

Au front - 18 juin 1916
LOUIS à JULIE
Rien de nouveau ici. J’ai eu le plaisir d’avoir la visite de Gonon, l’aspirant observateur qui a été blessé à la Main  ; il est en convalescence et est venu passer une journée avec nous. Il a été nommé sous-verge en même temps que moi et va revenir probablement à l’escadrille à la fin de son congé de convalescence : ce sera un très bon compagnon pour moi. C’est curieux de voir comme, en campagne, c’est presque un besoin d’avoir quelqu’un dont on partage les idées et qu’on aime bien. Cela vous remonte le moral dans beaucoup de cas, sans pour cela que le compagnon fasse un effort pour vous remonter, et même quelquefois c’est à son insu qu’on se remonte en sa présence. Je te dis cela parce que j’ai besoin d’être remonté ces temps-ci : je ne fais presque rien, toujours à cause du temps qui reste brumeux et empêtré de nuages.

Au front – le 25 juin 1916
LOUIS à JULIE
Oh ! Ce que j’ai fichu sur la figure des Boches aujourd’hui ! Je te promets qu’ils n’ont pas dû rigoler beaucoup ; cela tombait en plein dessus et puis on en a lancé beaucoup. Mais voilà, je suis ou en l’air ou bien à causer par le téléphone aux artilleurs, si bien que les journées passent avec une vitesse déroutante.

Au front – le 3 juillet 1916
LOUIS à JULIE
Tu ne peux pas te faire une idée de la joie que me cause l’avance que nous faisons. C’est merveilleux de voir cela de là-haut. Mais malheureusement je trouve que je ne vole pas assez : je voudrais rester indéfiniment en l’air ; En plus de mon travail d’artilleur que je fais toujours en l’air, je suis ce que fait l’infanterie parce qu’on distingue admirablement bien les fantassins qui sont par terre. Si bien qu’à chaque vol je marque sur ma carte le front, qui, du reste, change d’une minute à l’autre. J’ai détruit cinq batteries boches depuis la préparation jusqu'à aujourd’hui, j’en suis sûr, j’ai vu les casemates bouleversées et percées. Ce ne sont pas les seuls tirs que j’ai exécutés. Dans mon escadrille il n’y a pas eu de pertes, elle est vraiment épatante, tu sais ? Ce qu’elle a rendu de services, c’est inimaginable. Pour moi, ne te fais pas de bile ; je suis toujours très prudent ; je ne m’expose pas plus qu’avant les attaques.

Baudouin (pilote, est le neveu de Barrère, ambassadeur à Rome) a pris une tranchée d’enfilade et a tiré 50 cartouches de mitrailleuse sur les Boches ; il était à 200 mètres . C’est très beau cela, et cela a fait énormément de plaisir aux fantassins. L’attaque est menée d’une façon tout à fait remarquable : il n’y a pas de comparaison avec ce qui s’est fait en Champagne. Je suis convaincu que c’est la fin pour les Boches. En fait, les Allemands effectuaient là leur fameuse retraite stratégique, pour raccourcir leur front et occuper la Ligne Hindenburg. En mars 1918, ils reprirent en une journée les positions abandonnées en 1916, avançant même jusque prés d’Amiens, ouvrant une large brèche dans notre front.

Au front – le 4 juillet 1916
LOUIS à EUGENE
Rien de nouveau sur ma santé. La marche en avant de mon Corps me remplit de joie. Il avance d’une façon surprenante et si tu voyais la joie des chefs ! J’ai vu un colonel commandant l’artillerie d’une Division, au moment où on prenait deux villages d’assaut : c’était fascinant de voir le tableau du colonel marquant les progrès de l’infanterie à mesure qu’il était renseigné, et envoyant ses ordres aux batteries.

Au front – le 7 juillet 1916
LOUIS à JULIE
Pluie et nuages à 200 mètres ; mais ce matin j’ai tout de même volé et travaillé. J’ai vu, vers le 1er juillet une saucisse boche en flammes. Une histoire extraordinaire : un sous-lieutenant observateur d’une section d’aviation d’A4, Sayn, que je connaissais très bien, a eu son pilote tué par un Fokker. L’appareil a piqué avec les moteurs tournant à pleine vitesse, parce que le pilote poussait par son corps le manche à balai en avant. Sayn est monté sur le capot qui était entre lui et le pilote, et, tournant le dos à la marche de l’appareil, il a piloté et atterri devant un bois. L’appareil a capoté ; Sayn s’est relevé et s’est approché des fantassins qu’il croyait des Français ; c’étaient des Boches qui lui ont tiré dessus. Il prend ses jambes à son cou, fait 800 mètres dans un boyau vers nos lignes, puis il sort du boyau et aussitôt on lui tire des balles de mitrailleuse. Il saute dans un trou de marmite et y passe deux nuits et un jour : chaque fois qu’il essayait de sortir les balles sifflaient. Il a mangé deux escargots parce que mourant de faim. Finalement, pendant l’attaque, deux fantassins français l’ont trouvé dans son trou. C’était une mitrailleuse française qui lui tirait dessus, l’ayant pris pour une patrouille boche. Voilà un type qui a du sang-froid et de la présence d’esprit. Il a la Légion d’ Honneur.
Autre chose : Guynemer a été descendu mais il n’a rien. Ses commandes ont été coupées par les balles et il a atterri sans commandes, en cassant son appareil sur un mur de briques à Dompierre. On continue à bien travailler.

Au front – le 7 juillet 1916
LOUIS à PAUL
Mes félicitations pour tes prouesses. Je pense que quand tu recevras cette lettre tu seras pilote militaire. Tu me demandes une réponse à ta lettre : je te l’envoie par retour du courrier. Voilà mon opinion sur ton désir de venir à la C.51. D ’abord je n’ai pas besoin de te dire que je ne monterai pas avec toi : si on se tuait tous les deux, tu parles du tableau ! Mais ce n’est pas à envisager car j’obtiendrais très facilement du capitaine de ne pas monter avec toi. A part cela il y a un autre inconvénient : il arrive très souvent que des types restent en carafe quelque part et au terrain les autres s’inquiètent. C’est arrivé plusieurs fois pour moi lorsque je volais tard et que je rentrais à 10h du soir au crépuscule après 3 ou 4 heures de vol. Une autre fois on annonce qu’un bimoteur s’est fait descendre et on se demande si ce n’est pas un camarade d’escadrille. On se fait déjà pas mal de cheveux pour un camarade, ce serait encore bien autre chose si c’était toi ou moi. Je te dis tout cela parce que j’ai vécu suffisamment la vie d’escadrille pour savoir ce qui s’y passe. Maintenant, je vais te dire autre chose ; choisis le Nieuport ou le bi-moulin, comme tu voudras, chacun a ses avantages et ses inconvénients, mais de toute façon il est de nécessité absolue que tu aies au moins 50 à 60 heures de vol avant d’aller sur les lignes. Si tu ne peux pas les faire au Plessis, il faudra qu’en arrivant en escadrille, tu fasses de l’entraînement pur et simple, sans aller sur les lignes, en tournant aux alentours du terrain, pour connaître le pays et ne pas te perdre. Les types qui sont tués en avion (je parle des pilotes) sont ceux qui n’ont pas confiance, soit qu’ils n’avaient pas suffisamment volé, soit que par suite d’un accident ils aient perdu confiance en eux-mêmes. Donc, tant que tu n’auras pas une confiance absolue en toi, ne vole pas sur les lignes : tu passeras peut-être pour un type qui n’a pas de c. au c., mais tu auras le temps de te rattraper. De même qu’au début il faut faire du boulot pépère, mais ne pas se lancer à corps perdu pour tuer le méchant Boche, parce qu’on se fait sonner et alors on passe d’un extrême à l’autre : une fois qu’on a été bien sonné, on est tellement refroidi qu’on ne fait plus rien. Je vole encore tous ces temps-ci. J’ai dépassé 250 heures de vol. Hier, j’ai foutu le feu à une batterie boche dans un tir de destruction.

Au front – le 8 juillet 1916
LOUIS à JULIE
Rien de bien nouveau. Je suis très occupé par mon travail qui ne me laisse pas beaucoup de loisir, car malgré le mauvais temps on vole, et je te promets que je sais ce que c’est que la pluie en avion : ce n’est pas agréable du tout. Une drôle d’histoire : il y a un Nieuport qui a attaqué un Drachen et qui l’a raté, mais l’observateur boche a eu la frousse et s’est jeté en parachute, et son parachute n’a pas fonctionné si bien qu’il s’est tué : c’est très moche cela. On est chahuté par le passage des obus, mais d’une façon pas comparable à ce que c’était en Champagne. Ici, pendant un bon marmitage on est toujours d’une aile sur l’autre, et aujourd’hui j’ai senti passer un obus : j’ai entendu un coup de canon, le sifflement de l’obus, et en même temps l’avion recevait une tape terriblement sèche, j’ai cru qu’il se cassait.

Au front – le 8 juillet 1916
LOUIS à SALEM
Si tu fais du bon boulot, moi aussi j’en fais, et de l’excellent, et les Boches sont foutus, je suis bien placé pour le dire. J’ai vu sauter des casemates boches, j’ai vu brûler une saucisse boche, j’ai vu brûler aussi un caisson de 75 et aussi des vagues d’assaut qui avançaient.

Au front – le 10 juillet 1916
LOUIS à JULIE
Rien de bien nouveau ici que je puisse te raconter. Je vole beaucoup quelque soit le temps et j’ai le cerveau un peu vide maintenant. Je sais exactement ce qui se passe ici et je lis « Le Matin » pour voir ce qu’on raconte : eh ! bien il y a un tas de choses qui germent dans le cerveau des journalistes et qui ne se sont jamais passées en réalité !

Au front – le 10 juillet 1916
LOUIS à PAUL
Pendant les attaques, j’ai vu des choses intéressantes : des batteries boches brûler, des Drachen descendus. J’ai vu des fantassins français dans les tranchées conquises et j’ai vu aussi, en volant très bas, des Boches tués restés debout dans la tranchée, appuyés au bord. Mais ce qui m’a fait le plus de plaisir c’est ceci hier : je repérais des batteries en action, il y en avait une qui tirait à toute volée, et je ne pouvais pas faire tirer dessus pour certaines raisons ; alors pour la faire taire je suis allé à 1200 mètres d’elle, étant à 800 mètres de haut et j’ai tiré 50 cartouches de mitrailleuse dessus. Pendant 10 minutes ou un quart d’heure elle a cessé son feu, puis elle l’a repris après. Mais cette idée de mitrailler une batterie boche m’a fait tellement rigoler que j’en ai été joyeux pendant toute la journée. Mais il y a le revers de la médaille : il y a eu un observateur de la C.51 qui a eu la cuisse traversée par une balle, il va bien, sans complication ; mais le matin, deux officiers, toujours de la C.51 , ont été descendus par un Boche : le pilote a reçu une balle qui lui est rentrée dans l’œil et il est mort sur le coup, l’appareil s’est écrasé sur le sol à toute vitesse. Cela fait sept tués et trois blessés à l’escadrille depuis le mois de mars dernier. Sur vingt types de personnels navigants, tu penses si cela fait des pertes ! Mais tout cela, çà ne fait rien pourvu qu’on fiche les Boches à la porte ! Maintenant je suis un ancien à l’escadrille ; de ceux qui étaient en Champagne il n’y en a plus beaucoup. Le R4 est un appareil formidable et fantastique : je ne te conseille pas du tout de le piloter si on te le propose.

Au front – le 12 juillet 1916
LOUIS à JULIE
Rien de nouveau. J’ai l’impression très nette que la puissance boche a atteint son maximum au début de Verdun. Maintenant elle décroît et rapidement, et je pense que d’ici à la fin de l’été on verra du nouveau et du bon aussi bien sur notre front que chez les Russes.

Au front – le 20 juillet 1916
LOUIS à EUGENE
Je n’ai rien de particulier à te dire. L’autre jour, étant en liaison avec l’Artillerie, j’ai vu un 420 tomber ; j’ai vu très nettement l’obus dans sa chasse, puis l’explosion, formidable, fantastique. Puis un quart d’heure après il en est tombé un à 50 mètres de moi ; je te promets que je m’étais bien aplati sur le sol : le souffle m’a secoué et ce fut tout ; mais après il tombait de la terre et j’ai dû me préserver contre les mottes énormes qui tombaient. J’ai dépassé 200 heures de vol sur les lignes.

Au front – le 22 juillet 1916
LOUIS à JULIE
Je continue à travailler beaucoup, mais ne te fais pas de bile sur mon compte : je suis maintenant un vieux routier de l’air et sais les habitudes des Boches. Je commence à être un peu fatigué, mais les fantassins sont là qui le sont plus que moi et je n’ai pas à rouspéter, il faut marcher.

Au front - 6 août 1916
LOUIS à EUGENE
J’ai reçu ta lettre avec grand plaisir. Je vois avec satisfaction que Paul commence à devenir un as : mais il ne faut pas qu’il se monte le bourrichon, et je vais lui écrire pour lui dire ce que je crois prudent qu’il fasse pour arriver à passer ce moment critique pour les pilotes, quand on a un ou deux mois de front, et qu’on a eu un coup de buis ou bien lorsqu’on a vu des camarades descendus. Et puis, après ce temps-là, on se fait à tout, et l’on finit par se dire que s’il arrive des malheurs aux autres, comme, soi-même, on prend le plus de précautions possibles, cela ne nous arrivera pas ; ou bien, si cela arrive, c’est le hasard de la guerre qui le veut. Moi, je continue à voler et à être un peu fatigué. Mais les perms sont rétablies et je suis le troisième à partir, alors cela me fera plaisir et beaucoup de bien.

Au front - 10 août 1916
LOUIS à JULIE
Si tu vois sur des affiches de cinéma « l’offensive de la Somme  », va la voir : c’est un film qui a été pris dans les tranchées de première ligne au moment de l’assaut ; le type qui tournait la manivelle a montré beaucoup de cran, tu pourras en juger par les marmites qu’il a cinématographiées et qui ont éclaté à cent mètres de lui et très souvent beaucoup plus prés encore ; il a fait des prisonniers avec son cinéma, les Boches croyant que c’était une mitrailleuse. Je connais des tuyaux extrêmement intéressants sur l’offensive de la Somme du début de juillet. A part cela, rien de nouveau. Je continue à voler régulièrement.

Au front - 15 août 1916
LOUIS à JULIE
Ce soir, j’ai les jambes un peu rompues parce que j’ai couru dans la verte campagne à la recherche des batteries boches détruites par le réglage par avion, et j’ai joué au colin-maillard avec les obus boches. Il y avait du 210 qui tombait et c’était vraiment beau à voir. Quant aux batteries boches, c’est effroyable le résultat obtenu ! L’emplacement de la batterie est un champ bouleversé comme si un petit moutard géant s’était amusé à remuer la terre pendant des heures. Quand on regarde d’un peu plus prés, on voit à un endroit une tôle ondulée un peu tordue qui sort de terre ; on s’approche, on voit un rail tordu qui apparaît à peine ; puis en fouillant un peu on en trouve d’autres cassés : c’est l’emplacement d’une casemate où le canon et les artilleurs ont été écrasés sous le poids du toit qui s’est effondré par l’explosion d’un obus. A un autre endroit la terre est noire et couverte de débris de douilles : là, ce sont les munitions de la batterie qui ont brûlé et sauté. Et on finit par reconstituer le drame qui s’est passé à cet emplacement : le bombardement intense et régulier d’obus de gros calibre, le terreur des hommes qui se terrent et n’osent bouger, et qui finissent par être tous anéantis. Et, là-haut, un petit avion blanc, dans le ciel, qui a l’air bien inoffensif, avec un poilu dedans qui se dit ; " Chouette !  c’est rudement bien réglé, ça tape en plein dedans, on tue du Boche ! ". Je crois que je suis marteau ce soir.

Au front - 18 août 1916
LOUIS à JULIE
Je suis bien content que Paul soit pilote d’une part, et sur Nieuport d’autre part, parce que ce genre d’appareil lui plaira énormément, et qu’il rendra beaucoup de services par ses qualités. Pour la chasse, il faut des hommes d’élite qui aient ces qualités : très brave, bon pilote, très consciencieux et d’un allant énorme ; en plus de cela, ne pas être bête et ne pas être écervelé. Je ne me suis pas exprimé clairement en disant : très consciencieux ? C’est avoir un profond sentiment du devoir et de la responsabilité que l’on a, et, cela est malheureux à dire, mais les trois quarts des pilotes de chasse sont bien au-dessous de leur tâche, un peu par ignorance de leur métier, et beaucoup par manque de cran et de confiance en eux-mêmes : c’est pour cela que les grands chasseurs, qui ont plusieurs Boches sur la conscience, sont très rares et sont des hommes admirables. Il faut que Paul soit de cette catégorie, sinon il fera mieux de rentrer dans l’Artillerie où il rendra plus de services. Voilà un long laïus, mais j’écrirai à Paul mes idées là-dessus.

Tu me demandes avec quel pilote je monte : mais c’est mon fidèle Faucillon que je fais trimer comme un malheureux ; c’est lui qui a le plus volé pendant le mois de juillet, et par des temps, il fallait voir cela : on avait des chutes de deux ou trois cents mètres ou des glissades assez fréquemment, et il fallait qu’il redresse l’appareil. Hier, on a volé dans une pluie battante et je te promets qu’il n’était pas à la noce ; moi, j’ai mis ma tête dans la carlingue et je ne sentais rien du tout ; j’ai vu, du reste, un arc-en-ciel complet avec ses deux cercles bien visibles, c’était très chic. Je l’avais déjà vu en Champagne mais d’une façon moins nette. A part cela, j’ai par-dessus la tête du secteur que je connais trop et cela me ferait plaisir d’aller ailleurs, ce qui ne tardera pas je crois.

Au front – le 24 octobre 1916
LOUIS à EUGENE
Me voilà installé pour mes quartiers d’hiver : on est en plein champ et c’est bien, car moins humide que les bois. Je suis allé voir le village Albert, avec la Vierge qui pend dans le vide, c’est très curieux. Ce patelin est rudement amoché ! Nous continuons à être au repos quoique ayant changé de place. J’ai commencé à travailler les Maths et cela ne va pas trop mal jusqu'à présent ; cela m’intéresse et ce sera une occupation pour cet hiver.

Au front - 11 décembre 1916
LOUIS à PAUL
Je te fais la pige ! je l’ai fait avant toi ! Eh ! oui le looping avec Gaulard. C’est très rigolo. En G 4 le type tire vigoureusement sur le manche, on fait une chandelle soignée et puis on bascule lentement et on redescend. On sent très bien la montée en chandelle, on est très bien assis sur le zinc à ce moment-là, puis après lorsque l’appareil bascule, on ne décolle pas du tout de son siège et on a l’impression que c’est simplement la terre qui vous tourne autour. Du reste, je n’étais attaché que par la ceinture ordinaire, elle était trop longue et ne m’a pas servi. C’est très agréable et rigolo quand on voit la terre ous’qu’y a le ciel et le ciel ous’qu’y a la terre. J’en ai fait deux à cinq cent mètres.

Au front - 5 janvier 1917
LOUIS à EUGENE
Depuis mon retour à l’escadrille, je n’ai pas de temps à moi parce qu’il faut que je surveille les travaux que l’on fait sur le terrain et que je courre partout pour me procurer les matériaux nécessaires. De plus, je vole, même avec le mauvais temps. Tant qu’il ne pleut pas on peut voler. Si les nuages sont à 1000m. on vole à 800, s’ils sont à 700m. on vole à 500, et cet après-midi j’ai volé à 400m. parce que les nuages étaient juste au-dessus : voilà la nouvelle méthode.

Au moment de la prise de Bucarest, l’arrière avait un moral lamentable ; puis on a fait le grand chambardement et cela a donné du meilleur moral ; enfin, ces derniers temps, on disait à l’arrière que les Boches crevaient de faim, qu’ils en avaient assez, et qu’ils étaient foutus. Voilà un revirement aussi rapide qu’imprévu, et je crois que les hausses et les baisses vont aller en s’accentuant parce que c’est encore la lutte finale qui sera la plus importante et, à moins d’avoir une supériorité écrasante sur les Boches, cette lutte aura des alternatives de victoires et de défaites, et chaque fois le moral du public changera du tout au tout.

Au front - 20 janvier 1917
LOUIS à EUGENE
Il y a un bon petit vent du Nord qui souffle tant qu’il peut. Il fait très froid, mais cela marche très bien au point de vue santé. Avec ce satané vent, rien à faire pour voler : on ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Et dans l’Est les aviateurs volent, c’est ce qui me fait enrager.

Au front - 22 janvier 1917
LOUIS à MERIEM
Je viens d’aller faire du rase-mottes à 20 m. au-dessus des premières lignes, à 500 m. des Boches, c’est très rigolo ; les poilus rigolaient en nous voyant passer.

Au front - 24 janvier 1917
LOUIS à JULIE
Je ne croyais pas vous avoir laissés si longtemps sans nouvelles. En voilà ! : il fait très beau mais très froid ; aujourd’hui je suis monté par -15° à 1000m. seulement. On profite de ce beau temps pour faire de la besogne, mais c’est très dur de voler par ce temps. Heureusement que nous avons des manchons Faucillon et moi ! J’étais en l’air ce matin, en train de travailler : Faucillon me montre une fumée verticale longue et mince dans le ciel ; je n’y fais pas grande attention, et en revenant j’apprends que c’était un Boche abattu en flammes par Guynemer. Je suis toujours dans un vieux château, mais il y a de rudes courants d’air et mon pot à eau est entièrement gelé.

Au front - 20 février 1917
LOUIS à EUGENE
Je ne vole pas en ce moment à cause du temps. Il pleut et il fait une boue ignoble : vivement le printemps ! Ce soir, je me suis fait engueuler parce qu’il n’y avait pas de pinard à boire : les fûts ont été gelés dans la gare de ravitaillement, et ils ne sont pas encore dégelés. Du reste, le pinard gelé est très mauvais. Je mène toujours la vie monotone d’escadrille, quand on ne vole pas : mais je travaille dans ma chambre, le froid ne me gênant plus. J’ai lu les derniers bouquins que tu m’as envoyés et serais content si tu m’en envoyais d’autres. Comme livres particuliers, je n’en vois pas à te demander pour l’instant.

Au front - 28 février 1917
LOUIS à JULIE
Rien de bien nouveau à te raconter. Je n’ai pas beaucoup volé ces temps-ci, mais les vols que j’ai faits étaient extrêmement intéressants, d’autant plus que la mission était beaucoup plus délicate quoique pas plus dangereuse ; et l’escadrille a très bien réussi dans ce genre de travail. Je crois que d’ici à quelques jours je pourrai aller voir Paul.

Au front - 8 mars 1917
LOUIS à PAUL
Je comprends très bien que tu aies été très embêté par ton aventure de protection de G 4. Tu as fait ce que tu devais faire, et un autre à ta place n’aurait pas fait mieux. Tu as mis le Boche en fuite, on ne pouvait pas te demander plus. La poisse est qu’il est parti après avoir tué le capitaine du G 4, mais on ne peut pas t’en vouloir. Le G 4, même avec les 2 Nieuport, sait pertinemment qu’il peut y rester, et je trouve que d’avoir attaqué le Boche, et de t’être fait attaquer par lui, avec ta mitrailleuse enrayée, a été très bien de ta part. De plus, tu n’as pas abandonné ton G 4, donc, en toute conscience, tu ne peux que te féliciter de ce que tu as fait. Il rentre une part de hasard dans la guerre ; il vous arrive des coups durs quand on a tout fait pour les éviter, et on n’écope rien le jour où on fait une grosse imprudence. Tu n’as pas eu de chance que cela se soit passé ainsi, car, malheureusement, dans des affaires comme celle-ci on s’en prend à des types qui ne sont pas responsables de la chose, et cela ne m’étonnerait pas qu’on s’en soit pris à tord à toi de cet accident.

Maintenant je voudrais savoir deux choses : que faisait l’autre Nieuport pendant la seconde partie du combat ? Pourquoi s’est-il éloigné ? Et d’autre part qu’est-ce que t’ont dit ton Capitaine et l’observateur du G 4 quand tu es rentré ?
A l’escadrille quand on fait des photos, on fait engueuler les pilotes de Nieuport quand :
1 ° Ils perdent le G 4 volontairement ou involontairement au cours de la mission ;
2° Ils se débinent au moment du combat pour une raison quelconque : c’est la preuve que ces types ont peur et ne font pas leur devoir, sachant qu’ils seront cause de la mort de l’appareil à protéger.

Maintenant voilà mon opinion sur la protection des appareils. La photo est la chose la plus dangereux en aviation ; plus que le réglage, c’est évident ; plus que le bombardement qui se fait de nuit et même que celui qui se fait de jour, car un bombardier « gaffe » le Boche pour ne pas être surpris ; et les bombardiers vont en troupeau. Du reste, le jour du bombardement n’est pas le filon. La photo est beaucoup plus dangereuse, car les deux types regardent par terre, le pilote pour passer bien à la verticale du point à prendre, l’observateur pour pointer et actionner son appareil à photo. Ils sont donc tous deux « aveugles » et peuvent être surpris. De plus ils sont loin chez les Boches et ont de durs combats. Eh ! bien, on a pris le plus moche des appareils actuels : un coucou qui n’avance pas, qui ne se défend pas du tout et qui ne se remue guère ; c’est de l’inconscience pure et simple. On devrait employer un appareil défensif très bon : le seul qui existe vraiment est le R 4, qui est parfait pour la photo avec son mitrailleur « guetteur ». Maintenant la protection par monoplaces est la meilleure, indépendamment des qualités défensives propres de l’appareil photographe : leur mission consiste à ficher la frousse aux Boches et bien les convaincre que s’ils attaquent le photographe ils ont de grandes chances de se faire descendre, ou du moins de n’avoir pas la tranquillité de l’assassin pour descendre l’avion. A mon avis, le monoplace est le meilleur protecteur, car si tu prends un biplace de protection, le monoplace boche, bien supérieur en qualité de vol, se jouera de lui et fera son travail sans être tracassé.

Voilà ce que j’avais à te dire. Maintenant je trouve que ton attitude contre le Boche dans les conditions où tu étais, a été très chic. C’est évidemment ce que tu avais à faire, mais c’est très chic de la part d’un jeune pilote qui n’a que 10 heures de vol sur l’ennemi.

Au front – le 12 mars 1917
LOUIS à SALEM
Hier, j’ai rencontré à 2500 m de haut des vanneaux en troupe, les Boches tiraient et ils étaient affolés par les éclatements qui étaient près d’eux ; cela est étonnant des oiseaux à cette hauteur ; j’avais rencontré des cigognes à 1800m au printemps dernier ; hier aussi j’ai vu une alouette qui faisait son vol ordinaire, elle était à 500 m ; je ne croyais pas non plus qu’elles arrivaient si haut. A part cela, rien de neuf.

Au front - 12 mars 1917
LOUIS à EUGENE
J’ai oublié de vous dire l’autre jour que j’étais nommé sous-lieutenant à titre définitif de l’active ; si bien que si je voulais rester dans l’armée je n’aurais rien d’autre à faire que mon travail habituel. Mais la chose qui est plus intéressante, c’est que je peux être nommé d’un jour à l’autre lieutenant, et que ma solde sera augmentée de ce fait. Hier, grande excitation : j’ai zigouillé une batterie contre avions ; elle a un peu tiré sur nous, mais elle s’est tue sitôt que les coups sont tombés prés d’elle. Cette fois, c’est elle qui y est passée.

Au front - 13 mars 1917
LOUIS à JULIE
Je vais bien. Il pleut et cela m’agace. Je suis encore plus énervé par autre chose : je travaille avec l’artillerie lourde du corps d’armée, or ce n’est pas la C 51 qui opère pour la lourde c’est une autre escadrille avec qui je travaille quoique vivant à la C 51. Or dans cette escadrille, presque tous les types ont un mauvais esprit et ne veulent rien faire, si bien que je suis entravé dans mon travail d’une façon agaçante. J’ai bien envie de les planter là et de revenir à la C 51 ; je vais en parler au capitaine Le Bihan. C’est très malheureux de voir des types comme ceux-là qui ne font rien : ils sont plus nuisibles qu’utiles.

Au front - 18 mars 1917
LOUIS à JULIE
Cela gaze, cela marche, mais ce qui est pénible à voir c’est que les Boches brûlent et saccagent les villages derrière eux, et tout particulièrement l’outillage industriel : briqueteries, sucreries, fermes. Je voudrais qu’on fasse des bombardements de représailles et, quand on ira chez eux, qu’on mette le feu aux villes.

Citation à l’ordre de la Division du sous-lieutenant Resal, observateur à l'escadrille C 51 en date du 19 mars 1917 : "Plein d’allant. Toujours prêt aux missions les plus périlleuses. A rendu les plus grands services, en exécutant, en particulier le 19 mars 1917, des missions de sûreté rapprochée, d’où il est revenu avec un appareil percé de balles"

Au front - 20 mars 1917
LOUIS à MERIEM
Tu penses la joie que nous avons d’avancer comme tu le vois dans les journaux. Les vols que nous faisons sont très intéressants et nous voyons des tas de détails. Dans chaque village il y a des incendies allumés par les Boches. Quelques-uns ont brûlé en entier. Les Boches font sauter les usines, sucreries et même les fermes. Les réfugiés arrivent en quantité et sont évacués en arrière. J’ai causé avec eux et ils m’ont confirmé ce qu’on a dit dans les journaux : tous ceux, entre 15 et 50 ans, susceptibles de travailler sont emmenés en Allemagne, hommes ou femmes, excepté les mères de famille. Une femme des Ardennes ayant une fille de cinq ans a été envoyée en Bochie parce qu’elle avait encore sa mère qui pouvait s’occuper de cette fille. Maintenant les Boches crèvent de faim ; les officiers eux-mêmes sont rationnés et les soldats se plaignent beaucoup de manquer de nourriture. Ils achètent à n’importe quel prix ce que les Français veulent bien leur vendre de ce qu’ils touchent par le Comité américain. Avant de partir ils ont dit : « vous nous avez déclaré la guerre et vous voulez la continuer ; vous affamez nos femmes et nos enfants, nous allons tout détruire en nous en allant pour nous venger ». Et ils détruisent tout. Leur moral a baissé. Les Français qui refusent de travailler sont mis en prison sans nourriture. Je reçois une lettre de Papa qui croit qu’on est parti pour Berlin et pour la gloire. Il ne faut pas croire que c’est fini ; on aura encore des difficultés, il ne faut pas être trop optimiste de crainte d’avoir des désillusions.

Tout cela serait très bien, mais il est arrivé un malheur à l’escadrille. Ce pauvre Gaulard s’est tué dans un accident. Tu te rappelles Gaulard, un excellent pilote, très gentil garçon, qui m’avait fait faire le looping. Il s’est tué en faisant une glissade sur l’aile. Copin, le vieux colonial ; n’a eu que la cuisse cassée et trois doigts coupés par une hélice. La mort de ce pauvre Gaulard, qui était un de mes vieux amis de l’escadrille, m’a fait beaucoup de peine. Copin va bien maintenant, il n’a qu’à attendre que sa jambe se remette. Le terrain abandonné par les Allemands sur la Somme , fut repris par eux en quelques jours, en mars 1918.

Au front - 3 avril 1917
LOUIS à JULIE
Rien de nouveau ici. Nous continuons à ne pas faire grand chose. Hier, j’ai assisté à un spectacle amusant, Faucillon a essayé un triplace ; il y avait beaucoup de vent et l’appareil était mal réglé, si bien qu’à l’atterrissage il a capoté, très doucement du reste. Faucillon était furieux ; c’est la première fois qu’il casse un zinc et toute la journée on s’est fichu de lui en lui disant qu’il ne savait plus piloter ; il était navré.

Au front - 11 avril 1917
LOUIS à EUGENE
Avant-hier, je revenais de faire la liaison avec l’artillerie, j’étais en auto seul, je me dis : j’ai trois heures devant moi je vais voir Paul. J’arrive à Jonchery ; cinq minutes après arrivent le capitaine Béranger avec le commandant de Maraucourt : ils ont décoré Paul, puis ont causé 5 minutes avec nous et sont repartis. Maman était là. Cela s’est passé très simplement mais d’une façon très chic. Paul était ému et content tout à la fois. J’ai revu Béranger avec plaisir, il est très gentil. Tous mes camarades ont été très étonnés de ce que Paul a eu la Légion d’Honneur, ils n’en ont que plus d’admiration de ce qu’il a fait : tu vois l’avantage de la Croix sur la Médaille Militaire. Mais il n’y a pas que lui qui est à l’honneur : j’ai été cité à la Division , clou blanc, pour mes vols d’il y a trois semaines.

Au front - 20 avril 1917
LOUIS à EUGENE
Dans ma lettre ce que j’ai écrit et qui t’a intrigué c’est : clou blanc, ce qui veut dire : étoile d’argent. Voilà ma citation : "Plein d’allant, toujours prêt aux missions les plus périlleuses. A rendu les plus grands services en exécutant, notamment le 19 mars, des missions de sûreté rapprochées, d’où il est revenu avec un appareil percé de balles."
Comme tu peux le voir c’est un peu miteux : du reste, ce n’est rien en comparaison de ce que je faisais dans la Somme.

Au front - 25 avril 1917
LOUIS à MERIEM
J’ai été cité pour avoir fait de la « sûreté rapprochée » pour les troupes lors de la retraite des Boches, petite récompense pour une petite mission bien remplie, voilà tout. Tu me demandes ce que je fais et tu me dis que les combats doivent être terribles. C’est toujours le même travail et la même physionomie que dans la Somme , ce n’est pas plus dur et pas moins dur non plus pour les troupes à terre. Mais j’ai le cafard ; ce n’est pas que cette attaque n’a pas bien marché : une victoire de notre part n’aurait pas énormément avancé la fin de la guerre. On n’a pas réussi ce coup-ci, nous en serons quittes pour la prochaine fois. Je vois le moral des autres qui varie très facilement : après la retraite des Boches, ils étaient fous, les Boches étaient foutus ; aujourd’hui, ils sont effondrés. De tout temps cela a été comme cela. Ce qui me fiche le cafard, c’est que l’escadrille a eu des pertes, et de lourdes, depuis que je t’ai vue ; pas de mes bons camarades, mais d’autres. Depuis ce moment-là je suis énervé, et, pour la première fois à l’escadrille, j’éprouve une sensation très pénible au moment où je monte, et cela me demande un effort très considérable. J’ai réagi et beaucoup volé ces temps-ci, et la confiance que j’avais perdue me revient un peu. Du reste, ce découragement n’est pas pour moi seul, pour mes camarades c’est la même chose. J’ai peut-être fait des choses bien depuis que je suis sur le front, pas une ne m’a coûté l’effort de maintenant ; quoique ces jours-ci je risque moins parce que je prends beaucoup de précautions.

Au front - 30 avril 1917
LOUIS à MERIEM
Aujourd’hui je suis dans de meilleures conditions que le jour où je t’ai écrit la dernière fois, voici pourquoi : j’ai descendu un avion boche, pas entièrement toutefois. Voici comment cela s’est passé. A 20 heures hier soir j’allais revenir quand je vois quatre Boches traverser les lignes ; je dis à Faucillon de rentrer parce que de me trouver nez à nez avec eux ne me réjouissait pas beaucoup. Puis un des 4 Boches pique très fort vers une saucisse (Drachen) ; j’allais justement dans cette direction ; Faucillon pique aussi, le Boche arrive avant nous, tire sur le ballon et vire ; à ce moment nous l’avons rattrapé, il est passé à 150 m. devant moi, j’ai tiré consciencieusement comme à la cible, je voyais mes balles lumineuses qui passaient sur le Boche ; puis, en tournant je me suis trouvé derrière lui et j’étais très bien placé pour le tirer ; là j’ai vu que mes balles étaient bien placées, j’en ai tiré 200, le Boche a piqué et est rentré chez lui désemparé ; il manœuvrait avec difficulté, et d’après ce que j’ai su, il a ramassé une bûche dans les premières lignes boches. Je n’avais plus de balles, le Boche est rentré en volant à 20m. de haut. Après, j’ai regardé les 3 autres pour voir s’ils ne venaient pas sur moi : ils étaient partis. Le Boche s’est peut-être tué en atterrissant, mais il était certainement bien touché. De l’escadrille mes camarades ont suivi le combat et on m’a fait un petit succès au retour. On fait une enquête actuellement et je crois qu’il va être homologué. C’était un Albatros, appareil très rapide comme le Spad ; cela m’a amusé de penser qu’une pauvre charrette de G 4 a pu descendre un appareil aussi rapide et que Paul, malgré ses belles qualités, n’a pas réussi ce que j’ai fait. Mais voilà, j’ai été servi par une veine inouïe : le Boche surpris loin chez nous. J’attendais l’occasion depuis longtemps, mon seul mérite est d’en avoir profité. Faucillon était dans la joie ; il a, du reste, fort bien manœuvré. Le ballon a eu 80 balles dans la peau mais n’a pas été descendu. Ce petit incident m’a fort remonté le moral : maintenant cela va mieux. Mon capitaine nouveau a l’air d’un homme remarquable et, d’après le peu que je connais de lui, il me paraît très sympathique.

Au front - 2 mai 1917
LOUIS à MERIEM
Je vais toujours très bien. Le Boche est décidément abattu. Il était désemparé et a été vu tombant chez lui en flammes.

Le Chef de bataillon Giraud, commandant le 6ème Bataillon du 228ème Régiment d’Infanterie, à M. Le Chef d’escadron Husson, commandant l’artillerie du secteur.
"J’ai l’honneur de vous signaler la brillante conduite du sous-lieutenant Resal, détaché comme observateur devant mon bataillon. Grâce à son observation inlassable et consciencieuse, il a pu transmettre au groupe des batteries qui agissaient devant le front du bataillon, les renseignements rapides et précis qui ont permis à notre artillerie de faciliter la tâche ardue du bataillon et de maintenir les nombreuses contre-attaques déclenchées par l’ennemi. Je serais heureux que la manière de servir de cet officier soit récompensée"

Au front - 10 mai 1917
LOUIS à PAUL
J’ai vu Salem avant-hier ; il est dans un régiment très chic qui a la fourragère ; il fait partie du 6ème Corps qui est un corps épatant. Salem est tombé dans une batterie commandée par un capitaine très gentil : j’ai fait la causette avec lui et il m’a paru un type très à la hauteur ; il y a aussi un sous-lieutenant qui est très bien. Salem paraissait content de sa situation ; il a fait pendant l’attaque la liaison avec un bataillon et me disait que cela l’avait fort intéressé.

Pour mon Boche, cela ne gaze pas fort, on n’a pas assez de preuves, une seule n’est pas suffisante : alors, pour la croix, macache tu penses ; et même, je crois, pas de citation, du moins cela ne m’étonnerait pas. Mais cela importe peu. J’ai causé au capitaine Jaunaud, qui commande le secteur, de cela : il m’a dit que je n’avais pas à me faire de la bile, que si ce n’était pas maintenant ce ne serait pas dans longtemps. Alors, à moins que je ne me casse la figure, auquel cas cela me serait égal, je crois que je n’aurai pas longtemps à attendre. Baudouin vient d’avoir la Légion d’Honneur, il l’a eue en deux jours et ne se tient pas de joie : il en est comique. On fait une double-commande en ce moment sur G3, et j’espère bien savoir d’ici peu tâter le manche : cela me permettra quelques vadrouilles qui ne seront probablement pas désagréables. J’ai un nouveau capitaine qui est un homme charmant et un type épatant ; c’est un vrai plaisir de travailler avec lui.

Au front -12 mai 1917
LOUIS à SALEM
Je suis passé hier au-dessus de ta tête ; ta batterie est très bien camouflée mais il y a des pistes devant qui sont très fâcheuses et qu’il faudrait supprimer ; hier la visibilité était merveilleuse : je voyais St Quentin, Reims et Laon en même temps.

Au front - 14 mai 1917
LOUIS à PAUL
Je n’ai aucune citation pour mon Boche, mais qu’importe ? Cela m’est bien égal, la satisfaction de l’avoir descendu vaut toutes les citations qu’on pourrait me donner pour cela. J’en suis quitte pour voler et travailler plus afin de forcer la citation. Cela m’ennuie pour Faucillon, mais qu’est-ce que tu veux ? Ces messieurs de l’armée, installés à 30 kms en arrière trouvent que ce n’est pas assez pour être cité : eux n’ont même pas besoin de monter en avion pour avoir des palmes ; à voir les choix répugnants qui se font, cet événement n’est qu’un détail.

Citation à l’ordre de la division en date du 12 mai 1917 - Le sous-lieutenant Resal, observateur à l'escadrille C 51 : "Sous la menace, et presque au contact des avions de chasse ennemis, a exécuté par deux fois, des missions de réglage de tir, rendues en outre très difficiles par des circonstances atmosphériques défavorables."

Le 25 mai 1917
LOUIS à SALEM
Maintenant je suis très loin de toi à l’autre bout du front français ; c’est un pays d’une grande beauté et c’est rudement chic de se promener aux alentours. J’ai vu Paul à Paris, toujours le même ; il considère la perte de son œil comme une chose à laquelle on ne peut rien et dont on doit prendre son parti. Il le prend très bien et même se blague sur les inconvénients de son œil unique : il verse à côté, ou quand il donne du feu, allume la moustache du type au lieu d’allumer sa cigarette ; bien entendu, tout le monde le regarde dans la rue, et c’en est comique.

Au front – le 10 juin 1917
LOUIS à JULIE
J’ai visité l’usine Caudron, extrêmement intéressante. Puis je suis revenu ici où j’ai trouvé tout comme avant. Il fait lourd et très chaud, c’est désagréable. Nous quittons l’endroit où nous sommes, au désappointement de ceux qui avaient fait venir leur femme : l’escadrille était en famille.

Au front - 14 juin 1917
LOUIS à JULIE
Je t’ai dit, je crois, mon impression sur la visite à Caudron. Ce n’est pas d’avoir vu les appareils et leur construction qui m’a plu, c’est de causer avec Deville, l’ingénieur de Caudron, et avec Caudron lui-même. J’ai vu un nouvel avion qui est merveilleux. Mais ce qui m’a fait plaisir, c’est que ces types-là mettent un entrain et une énergie remarquable à construire des avions supérieurs à ceux des Boches. Ce ne sont pas comme on pourrait le croire des gens qui courent après leur argent. Ils ont conscience de la très grosse importance qu’ils ont dans la guerre aérienne et ils se mettent en quatre pour réussir. Ce qui m’a beaucoup plu aussi, c’est qu’ils ont des idées larges et qu’ils ont répondu à chacune des objections qu’on leur faisait et il y en avait pas mal. Je crois que ce serait un bien d’établir la liaison entre constructeurs et aviateurs du front, car je leur ai donné des tuyaux qui les ont fort intéressés, et eux de leur côté m’ont donné des indications précieuses pour mon escadrille.

Le pays d’Hansi est extrêmement beau et séduisant. On se demande comment il y a eu des gens assez fous pour donner ce pays aux Boches en 70, car s’il y a un pays bien français c’est celui-là. Je reconnais constamment les paysages d’Hansi : un petit village avec chaque maison entourée de son jardin ou verger, et avec le clocher tout fin et très pointu ; et autour la plaine, avec des arbres pas mal, et les Vosges violettes qui dessinent leur profil assez arrondi sur le ciel embrasé par le coucher du soleil.

Au front – le 18 juin 1917
LOUIS à EUGENE
Ce pays est charmant ; d’en l’air il est très joli à voir, surtout les Vosges ; on aurait envie de se promener très bas dans le fond des ravins de façon à être dominé par la montagne de chaque côté ; je ne le fais pas parce que ce serait très dangereux, mais ce n’est pas l’envie qui m’en manque. Avant-hier, temps très clair ; on voyait Mulhouse comme si on y était, on voyait Bâle aussi et la vallée du Rhin. Je n’ai pas besoin de te dire qu’en ce moment nous volons peu et que tu n’as pas de bile à te faire à mon sujet.

Au front – le 30 juin 1917
LOUIS à JULIE
Je continue à faire de la double-commande, et ce matin je suis parti et ai atterri sans que mon pilote touche aux commandes : cela m’a fait plaisir. L’autre jour il m’est arrivé quelque chose d’amusant. Un capitaine d’artillerie coloniale causait avec moi d’aviation. A un moment il me dit : " L’autre jour on m’a raconté une histoire extraordinaire : le frère d’un officier, je ne me rappelle qui, a reçu une balle dans l’œil ...... " et il me raconte l’histoire de Paul. Je ne bronche pas et le laisse aller ; à la fin il me dit : " mais vous devez avoir entendu parler de cette histoire ? " - "Je crois bien, mon capitaine, c’est à mon frère que c’est arrivé ! " Voilà le capitaine complètement ahuri et qui commence à s’excuser. Je n’ai pas pu m’empêcher de rire en voyant son air gêné tout comme s’il avait fait une grosse gaffe. D’autres officiers qui étaient là ont du reste été aussi estomaqués que lui. A part cela rien de nouveau. Nous avons reçu à l’escadrille de nouveaux observateurs. Il y en a trop maintenant, surtout que les derniers arrivés ne sont pas du tout intéressants. J’en suis quitte pour aller avec les vieux de l’escadrille.

Au front - 6 juillet 1917
LOUIS à JULIE
L’offensive des Russes aura, je crois, épaté beaucoup le monde entier ; les Alliés n’ont qu’à s’en réjouir. En revenant de Paris l’autre jour j’ai voyagé avec deux parlementaires qui maudissaient les Russes et leur révolution, ils m’ont dit qu’ils croyaient les Russes finis au point de vue militaire ; ces braves vieux ne se doutaient pas à quel désastre nous aurait peut-être conduit un empire aussi corrompu, ni que les révolutionnaires mettraient sur pied une offensive aussi rapidement. Je ne souhaite qu’une chose, c’est qu’elle soit aussi bien menée et aussi réussie que celle de l’année dernière.

Au front - 15 juillet 1917
LOUIS à JULIE
J’ai eu le 13 juillet les deux plus belles sensations que j’ai pu éprouver dans l’aviation. La première : étant à 300 m de haut, un coup de vent nous a renversé presque entièrement, l’aile gauche en haut, l’aile droite en bas, nous étions presque sur le dos, je n’avais jamais vu un coup de vent aussi bizarre ; on s’est rétabli facilement, mon pilote était ahuri, moi je me tordais. La seconde est d’un tout autre genre : je suis monté avec Renon par un temps extrêmement clair et j’ai vu au Nord toutes les Vosges, à l’Est la vallée du Rhin, Mulhouse, la Forêt Noire en entier, Bâle, le Jura suisse, le Jura français, par derrière toute la chaîne des Alpes depuis le mont Blanc qu’on reconnaissait très facilement jusqu’aux Alpes de Suisse ; j’ai vu le mont Cenis et la Jungfrau. A la jumelle je distinguais bien la physionomie des montagnes et une chose m’a frappé : les Alpes se terminent en pointes très aiguës, le mont Blanc est un des rares qui n’est pas très pointu ; quant au mont Cenis, c’est une pyramide très fine et élancée, d’une régularité parfaite ; elles étaient éclairées par le soleil et étaient toute blanches. Enfin à l’Ouest je voyais jusqu'à Vesoul. Ce panorama gigantesque était très beau, parce que chaque objet était à une distance proportionnée à sa grandeur ; les Alpes auraient été plus prés que j’aurais mieux vu le détail, mais les montagnes du premier plan m’auraient caché les plus éloignées ; tandis que là (où j’étais) les montagnes se profilaient sur le ciel avec leurs vraies hauteurs respectives, sans perspective, le mont Blanc dominant très nettement toutes les autres. Renon était aussi enthousiasmé que moi. Aujourd’hui, j’ai vu les Alpes, de terre, mais pas distinctement : de vagues taches blanches simplement. A part cela, rien de nouveau. La vie que nous menons en ce moment n’est pas active et on s’ennuie un peu.

Au front - 28 juillet 1917
LOUIS à JULIE
Mon retour à l’escadrille m’a fait plaisir. Le soir de mon arrivée, j’ai entendu une canonnade formidable, plus forte que celles de la Somme et de l’Aisne : cela m’a fait plaisir, il y avait trop longtemps que je n’avais entendu un bruit sympathique. Le lendemain j’ai fait un tour sur les lignes avec Renon : il y avait un marmitage soigné. Tu ne peux pas te faire une idée de ce que l’oisiveté est une chose odieuse ; le repos pour moi est horripilant : il ne faudrait pas qu’il dépasse quinze jours et il dure généralement deux ou trois mois. Une chose amusante encore que j’ai constatée. A l’escadrille on aime beaucoup se moquer des autres, d’une façon plus ou moins spirituelle, mais toujours très dure et souvent méchante. Baudouin excelle dans cet exercice et il m’a pris pour tête de turc si bien que ce sont des duels oratoires entre nous deux pendant les repas ; moi aussi je lui dis ses vérités et j’ai pris l’habitude de le faire même quand c’est méchant. Le résultat est que j’ai pris l’habitude d’encaisser avec le sourire et de me moquer des autres comme fait Baudouin. Pendant ma permission j’ai continué et j’ai été un peu étonné de voir les gens estomaqués par mes réflexions.

Au front – 1er août 1917
LOUIS à EUGENE
Je travaille pas mal et cela me fait plaisir. Nous avons des G6 qui sont des appareils épatants : Renon a fait 340 kms dessus en 2 heures, si bien que de Paris à Bordeaux on mettrait 3h1/2 ! Même, il avait un léger vent dans le nez. Les Anglais ont l’air de faire du bon travail : cela met du beurre dans les épinards. J’ai causé avec un lieutenant observateur, camarade de moi dans la Somme , qui était là lorsque Gilbert Triboulet a atterri avec sa mâchoire cassée à Hourges. Il me disait qu’il l’avait trouvé épatant : il est descendu tout seul de son appareil, est allé se faire panser, puis est revenu sur le terrain pour voir l’état de son appareil, et pendant tout ce temps-là il ne s’est jamais plaint de sa blessure. Du reste, je suis sûr qu’on met beaucoup d’amour-propre à cacher sa souffrance quand on est blessé, dans l’aviation. Guynemer a son 50 ème Boche, c’est pas mal. Aujourd’hui j’ai volé et comme il faisait vilain temps, j’étais seul en l’air, et les Boches se sont amusés à faire une concentration de feu sur moi. Mon vol a duré deux heures ; à la fin j’en avais par-dessus la tête ; on finit par être énervé à force d’entendre éclater les marmites autour de soi.

Au front – le 6 août 1917
LOUIS à JULIE
Mon Chef d’escadrille, le Capitaine Hourdy, est parti commander le secteur du XVIIIème Corps, et je suis très inquiet sur son remplaçant, et ce qu’il vaudra. Qui vivra, verra !

Au front – le 9 août 1917
LOUIS à MERIEM
Je fais en ce moment la liaison entre l’artillerie et mon escadrille, et suis à un P.C. de Division. Avant-hier soir, les Boches ont fait un semblant d’attaque, et on a fait des tirs de barrage. Je suis allé voir et c’était vraiment très bien. J’étais à 1500m. de là, aux premières loges ; il y avait une quantité énorme de fusées qui éclairaient le terrain et la fumée des éclatements. Puis tout est rentré dans le calme et je me suis couché.

Au front - 9 août 1917
LOUIS à JULIE
Je suis toujours à l’artillerie et peux revenir à l’escadrille après demain. Ce matin je suis allé à un observatoire et j’ai vu une batterie boche tirer : c’était rigolo. Puis, en regardant nos tranchées, je vois un poilu qui fait quelques pas, s’arrête, se met à courir et se jette dans un trou de marmite. A ce moment-là éclate une marmite à 10 m de lui ; il se relève et fiche le camp en courant sans demander son reste, c’était comique.

Au front - 13 août 1917
LOUIS à PAUL
Ces jours-ci j’étais à la division comme officier de liaison, et je suis allé voir les fantassins. Je me suis promené sur le plateau des Casemates et sur celui de la Californie. C ’est entièrement bouleversé et les tranchées n’étaient pas encore refaites. C’était épatant ; les Boches avaient construit là des tunnels qui traversaient le plateau de part en part, et il y en a encore dont nous avons une entrée et les Boches ont l’autre : il y a un mur de sacs à terre entre les deux et simplement. Les Boches marmitaient bien, mais heureusement ils tiraient sur les endroits que je venais juste de quitter, ou que j’allais atteindre, si bien que cela ne m’est pas tombé dessus. J’ai expliqué un peu le coup aux fantassins, mais eux se demandaient ce que je pouvais bien faire là - je me le suis demandé moi-même - parce qu’ils se foutaient de ce que je leur racontais. N’empêche que cela faisait riche, surtout avec mon costume noir. Mais je suis rentré de là avec de la mélasse depuis les pieds jusqu'à la tête ; j’étais content tout de même de ma promenade : cela vous change les idées et rompt la monotonie de la vie d’escadrille. J’ai vu aussi une chose qui m’a amusée, c’est 14 tanks qui sont dans la plaine, à la queue-leu-leu, et embourbés ; on croirait de gros animaux qui se sont couchés dans la plaine pour se reposer : voilà donc beaucoup d’argent qui n’aura pas servi à grand chose.

Au front - 17 août 1917
LOUIS à EUGENE
Voilà ma citation à la 2ème division coloniale en date du 1er avril 1917  : " Plein d’allant. Toujours prêt aux missions les plus périlleuses. A rendu les plus grands services en exécutant en particulier, le 19 mars, des missions de sûreté rapprochée, d’où il est revenu avec un appareil percé de balles."
et citation à la 3ème division coloniale en date du 12 mai 1917  : "Sous la menace et presque au contact des avions de chasse ennemis, a exécuté par deux fois des missions de réglage de tir rendus en outre très difficiles par suite des circonstances atmosphériques défavorables."

J’ai fini de lire les Philippiques de Cicéron ; c’est fort intéressant et d’après la fin de l’histoire, on voit que les hommes politiques de ce temps-là n’étaient pas meilleurs que ceux de maintenant, ou bien des hommes intelligents et énergiques mais très ambitieux et sans scrupules, ou des hommes mous, sans aucun caractère et honnêtes, quelques très rares exceptions comme Cicéron, qui était très honnête, énergique, du moins en parole. Je viens de voir dans le journal qu’on reprend l’attaque du Nord, tant mieux, je ne demanderais qu’une chose c’est que nous y allions aussi, parce que le secteur que nous tenons ici est odieux ; c’est de la folie pure et simple, d’attaquer, de quelque manière que ce soit à cet endroit-ci. Il y a deux jours la visibilité était épatante et j’ai vu l’Argonne dans le lointain, ce qui représente encore une belle distance.

Au front - 21 août 1917
LOUIS à PAUL
Mon nouveau pitaine est un type épatant, le vieux colonial débrouillard et sensé, bon camarade, qui vous laisse faire votre boulot sans être sur votre dos : c’est un artilleur colonial, il s’appelle Rocard. Les appareils que nous avons à l’escadrille sont des G 6. Appareil épatant, très rapide, très bien armé, une mitrailleuse fixe à l’avant, deux jumelées à l’arrière avec tourelle, avec champ d’observation énorme ; mais voilà, c’est un bimoteur, et tant qu’on n’est pas à 400 m., si on a un moteur qui plaque, il faut aller droit devant soi et se poser là où on se trouve, serait-ce sur une cheminée d’usine : dans ce cas on casse la zinc et on ne se fait pas de mal ; si on vire on se met en perte de vitesse et en vrille : alors on s’écrase sur le sol et on entre à 2m. sous terre, il n’y a plus qu’à rabattre la terre par-dessus, les deux types sont enterrés avec tous les honneurs qui leur sont dus. Mais on est très bien dedans, avec un bon pilote. Je suis resté l’autre jour pendant 2 heures avec les moteurs à 950 tours sans perdre de hauteur, c’était merveilleux.

Une histoire amusante : L’autre jour nous apprenons que des Spads allaient attaquer des saucisses boches à 17h30 ; on les a regardés partir et monter très haut ; puis quelques minutes après les saucisses boches se sont mises à descendre très rapidement jusqu’au sol, mais pas une ne s’est enflammée ; les Spads reviennent la queue entre les jambes. A 18h qu’est-ce qu’on voit ? Une saucisse française qui brûle, puis une autre, puis une troisième ! C’est un Boche qui était venu à 300 m. dans nos lignes et qui a fait du steeple-chase sur les saucisses en les incendiant l’une après l’autre avec des balles incendiaires ; les observateurs n’ont rien eu car ils sont descendus en parachute. Moralité : quand on veut descendre une saucisse il faut y aller très bas, et ne pas faire tant de chichi en partant 15 à la fois. Le Boche était seul et a pris la bonne méthode ; c’est un as, du reste : on a vu dans le communiqué que c’était sa 34 ème victoire. Mais ce qu’il y avait d’amusant c’était de voir les trois saucisses brûlées à 15 secondes d’intervalle l’une de l’autre.

Au front – le 24 août 1917
LOUIS à MERIEM
Que veux-tu que je te raconte ? Les journaux racontent des choses fort intéressantes avec toutes les attaques qui doivent bien embêter les Boches et qui leur coûtent cher. Je suis furieux contre moi-même parce que, à part mon travail d’observateur que je fais toujours consciencieusement, dans mes moments de loisir je ne fais pas le quart des choses que je désire, en particulier écrire des lettres et faire un peu de maths. Décidément la vie militaire est horriblement oisive et, quelque bonne volonté qu’on ait, on finit toujours par ne plus rien faire à cause de l’un qui vient vous demander de faire un échec, de l’autre de faire un bridge et, à la fin de la journée, quand on se demande ce qu’on a fait d’utile, on s’aperçoit qu’on n’a rien fait, impression désagréable, du reste. Je voudrais être sur la partie du front où c’est le plus dur en ce moment et où il y a le plus de travail.

Au front - 25 août 1917
LOUIS à JULIE
J’ai 395 heures de vol et j’espère bien dans deux ou trois jours avoir mes 400 heures. J’ai remarqué que l’année dernière j’ai beaucoup plus volé que cette année, probablement parce que j’ai fait deux offensives : la Champagne et la Somme , tandis que cette année je n’ai fait que l’Aisne. Et puis aussi maintenant on vole moins ; l’aviation a un rendement bien moindre qu’avant ; elle donne l’impression, plus que jamais, de ne pas être au point et d’avoir besoin de se retaper. Ce soir, Baudouin était en Letord (triplace), et en retenant une tôle qui fichait le camp il a touché l’hélice avec la main droite, son gant a été déchiqueté et il a reçu un choc très fort sur la main, qui lui a fait très mal. Il a de la chance de ne pas avoir eu la main coupée.

Au front - 27 août 1917
LOUIS à JULIE
Aujourd’hui, tempête et vent exécrable. J’ai vu les journaux : cela gaze très bien en Italie et à Verdun. Si on pouvait les bousculer ces cochons-là, cela ferait rudement du bien. Sur ce je n’ai plus rien à te dire parce que j’ai le cerveau plus vide que jamais. La vie du front m’est de plus en plus odieuse, à cause que c’est creux, il n’y a rien dedans, on vit comme une bête : on boit, on mange, on dort. Hier, je suis allé sur les lignes, le temps n’était pas épatant. Arrivé là-bas, au bout d’un quart d’heure je vois arriver la pluie. On revient et c’était bel et bien le début de la tempête. Nous avons été chahutés comme jamais je ne l’ai été et j’étais avec un jeune pilote sur G 6. J’ai cru qu’on allait se casser à l’atterrissage, et pas du tout il a atterri très bien. C’est un as, un type épatant quoique jeune pilote. Il a fallu cela pour me distraire un peu.

Au front – le 28 août 1917
LOUIS à SALEM
Les Italiens marchent ferme, cela m’a fait plaisir, je commence à croire que les Boches en ont par dessus la tête, pourvu qu’on continue toutes ces offensives à la fois jusqu’aux mauvais jours, on arrivera bien à les foutre sur le c… En attendant il y a en ce moment une petite tempête quelque chose de soi soi. Avant-hier soir j’étais en l’air quand nous avons été surpris par la pluie et le vent ; nous sommes revenus aussitôt, mais on a été chahuté comme jamais je ne l’avais été ; le zinc faisait des bonds énormes parce qu’on était bas au-dessus des vallées de l’Aisne et de la Vesle  ; c’était en G6, j’étais très inquiet parce que avec un jeune pilote que je ne connaissais pas ; il est venu voir le terrain et le vent puis a pris son terrain sans se troubler et a atterri comme un as ; une fois à terre, j’étais content ; c’est un type énorme ce pilote, il s’appelle Robert ; mais pendant tout le retour j’ai eu tout le temps de réfléchir à ce qui se passait et j’ai eu des impressions épatantes.

A part cela, rien de nouveau à te raconter ; la vie du front est vraiment trop monotone. Te rappelles-tu avant mon départ au front tu me disais de ne pas m’emballer trop au début pour ne pas avoir trop tôt d’illusions. Je crois que j’ai tenu le coup mais tu sais, je crois que c’est une chose à peu près impossible de rester excité pendant trois ans de guerre, à la fin on fait son travail parce qu’on doit le faire mais on a plutôt l’allure de gens résignés que de gens emballés maintenant. N’empêche qu’il faut tenir bon, comme des morpions. C’est le seul moyen de les avoir.

Au front – le 28 août 1917
LOUIS à PAUL
Baudouin s’en va de l’escadrille, il va comme observateur à la 230 ème escadrille de nouvelle formation, qui est commandée par Roswag, un ancien pilote de l’escadrille, un lieutenant. Cela m’ennuie que Baudouin s’en aille, c’était un bon camarade, un type avec lequel j’avais le plus grand plaisir à vivre. Il remplissait ces temps-ci le rôle d’observateur de commandement, qui consiste à remplir les missions du général commandant le corps d’armée et, en outre, à vérifier les destructions et donner son appréciation sur les événements en cours, rôle très délicat mais extrêmement intéressant. Baudouin m’a désigné pour le remplacer et cela m’a fait grand plaisir comme tu penses. Je l’ai déjà fait depuis un mois pour la division. ; cela ne m’effraie pas de le faire pour le corps d’armée. De plus, je monterai pour ce faire sur un Letor, c’est l’appareil le meilleur qui existe actuellement, comme sécurité de vol et de combat.

La pauvre C 51 a beaucoup changé, et en mal ; les jeunes ne valent pas les vieux ; ils ne sont pas du tout excités, au contraire. Ces temps-ci, c’étaient les vieux qui s’appliquaient tout le travail et les jeunes qui n’en fichaient pas une rame. L’impression que j’ai, c’est que l’aviation baisse comme niveau (moral ?). On a dit que les aviateurs étaient des types très heureux, mais les pertes ont commencé à se faire sentir très durement, et maintenant on ne trouve plus que des types qui y viennent pour ne rien faire.

Au front - 1er septembre 1917
LOUIS à MERIEM
Hier, pendant l’attaque, j’étais en l’air et j’ai eu une impression épatante. En arrivant en ligne, je me trouvais à la hauteur des nuages, et on a été forcé de descendre un peu pour être dessous. A ce moment, j’ai vu les lignes qui m’étaient cachées jusqu’alors; les Boches et nous tiraient avec une rage extraordinaires. Les nuages étaient à 600 m. et sur les lignes il y avait bien 25 à 30 appareils qui volaient tous au même endroit ; je me demande comment on ne s’est pas rencontré. Un Spad en nous croisant est passé à 40 m. de nous; j’ai eu le trac, tellement la différence de vitesse était énorme : j’avais l’impression que le Spad était un obus, littéralement. Par terre les petites flammes des canons qui tiraient, il y en avait partout, aussi bien chez les Boches que chez nous ; et tout cela tirait tant que cela pouvait : à des moments on voyait vingt flammes partir en même temps, d’autres fois elles partaient successivement. Sur les tranchées, les obus pleuvaient et de temps en temps on voyait des flammes énormes avec une grosse fumée noire, qui partaient des tranchées : c’étaient des lance-flammes. J’ai vu des Boches prisonniers qui étaient couverts de brûlures faites par ces lance-flammes : c’est un engin terrible. Puis des fusées de toutes couleurs et, par-dessus un gros nuage noir de pluie qui heureusement n’a pas crevé. A voir cette frénésie qui se produisait à terre, à un moment je suis parti d’un grand éclat de rire ; mon pilote s’est demandé si je n’étais pas devenu fou, mais vraiment cela en devenait comique. En revenant, il était 20h, il faisait presque nuit, et nous avons atterri à la lueur des feux d’essence, c’était très chic comme impression, mais une fois à terre j’étais content tout de même.

Baudouin a eu un obus qui a éclaté à 5 m. environ en avant d’un moteur qui a été cassé : son pilote, un as, l’a ramené sur l’Aisne et il était à ce moment-là à 300 m. au-dessus des Boches, c’est de la veine qu’il s’en soit tiré comme cela. Un autre coucou a eu la carlingue traversée par un obus, les types n’ont rien eu : l’obus est passé à 0.30 m. de l’observateur et a éclaté à 10 m. du coucou ; c’est extraordinaire comme accident. Ce fut en somme une journée très agitée.

Au front – le 12 septembre 1917
Lieutenant Paul BAUDOUIN à LOUIS
Que deviens-tu ? Que devenez-vous tous ? Il faut, mon bon ami, être courageux et, d’une plume un peu maladroite mais si bellement jeune et franche, envoyer tes pensées et conter ton existence à ton vieux camarade qui ne t’oublie pas. J’étais parfois, vis à vis de toi, rude, brutal et trop sec, mais je t’aimais beaucoup ; je ne t’ai pas oublié et je ne veux pas te dissimuler l’estime que je ressens pour ton âme si prompte aux ardents enthousiasmes. Bien des fois, sans peut-être que tu t’en doutes, j’ai ranimé un peu auprès de ta jeunesse, une flamme que je sentais angoissée et vacillante. Continue à me dire tes joies et fais-moi participer à cet ensemble d’infiniment petits qui, dans leur extravagante synthèse, contradictoire, constituent une vie. Rien de nouveau. Toujours au repos, et on ne parle pas de nous engager.

Au front – le 14 septembre 1917
LOUIS à JULIE
Faucillon a une palme, ce qui lui fait grand plaisir et il va être nommé sous-lieutenant dans peu de temps. Je revole avec lui, cela me fait plaisir comme tu penses, mais voilà : tous les appareils sont cassés, à l’escadrille, pas grand chose évidemment, mais de quoi ne pas permettre qu’on vole avec, si bien que maintenant on est un peu plus peinard. J’ai aperçu de loin le Général Caloni, qui a l’air de se bien porter.

Au front - 22 septembre 1917
LOUIS à JULIE
Je t’écris tardivement parce que je remplace un de mes camarades en permission, et je travaille du matin au soir, comme scribe un peu, ce qui ne m’empêche pas de voler. Ici, rien de nouveau. La mort de Guynemer est officielle ; on ne l’a pas encore annoncée, mais cela va venir. Le commandant de Maraucourt, l’ancien commandant de Paul, a abattu un avion boche..

Au front - 26 septembre 1917
LOUIS à JULIE
Rien de nouveau ici. Nous ne travaillons pas énormément, contrairement à ce que tu as l’air de croire ; nous avons un temps superbe, très agréable ; je pense qu’à Bordeaux c’est la même chose. Je trouve que Paul a tort de vouloir piloter à l’arrière : il aurait mieux à faire, je crois. Un capitaine qui commande une escadrille de chasse nous a raconté une chose très curieuse. Il a rencontré à 3000 m. de hauteur une buse, il était avec un autre Spad et ils se sont amusés à lui courir après La buse s’est mise en descente, et les Spads, qui filent à plus de 200 km .à l’heure, la gagnaient de très peu. Quand elle se sentait trop prés, elle faisait demi-tour, et, le temps que les Spads tournent, elle gagnait de 2 à 300 mètres sur eux. Ils sont descendus comme cela jusqu'à 2000 mètres : la buse ne bougeait pas les ailles et planait simplement en remuant la queue pour les virages. Voici un document très intéressant sur la hauteur à laquelle montent les oiseaux et sur la vitesse qu’ils peuvent atteindre.

J’ai lu aujourd’hui les conditions de paix que les Boches ont envoyées au Pape : rétablissement de la Belgique , etc...C’est une preuve certaine de leur affaiblissement. Je suis convaincu que nous les tenons, et qu’il faut continuer pour les écraser entièrement. Painlevé a parlé de la « désannexion » de l’Alsace-Lorraine, voudrait-il donc en faire un état neutre ? Ce serait une fière bêtise ! C’est pour le coup que les Boches la posséderaient entièrement.

Au front – le 30 septembre 1917
LOUIS à EUGENE
Rien de nouveau, absolument rien, le temps est odieux et on ne fait presque rien en avion, rien qu’un fait qui est curieux : les Boches nous tirent des obus à gaz suffoquant dessus, mais cela n’a pas plus ni moins d’efficacité que les obus ordinaires qui ont une efficacité presque nulle sur les avions prudents ; c’est surtout l’avion de chasse qui est dangereux et craint ; quand tu vois dans les journaux que des avions boches sont venus sur nos lignes et qu’ils ont été chassés par notre artillerie, pense plutôt que les Boches avaient fini leur mission et qu’ils rentraient chez eux.

Au front - 2 octobre 1917
LOUIS à JULIE
Je vais très bien en ce moment, et le moral marche à merveille. Je ne regrette qu’une chose, Ici, rien de nouveau. Je fais une chose qui m’intéresse beaucoup, j’apprends à lire au son, et je prends maintenant le communiqué de la Tour Eiffel  ; ils vont vite, à la vitesse d’une personne qui écrit lentement ; pour le lecteur au son, c’est rapide. Aujourd’hui je suis monté en G 4 pour faire un tir à la mitrailleuse ; et après, j’ai fait de la double-commande et j’ai atterri tout seul, c’est très chic.

Au front - 21 octobre 1917
LOUIS à MERIEM
Pour moi, j’ai repris mon métier ; çà ne gazait pas du tout au début, mais maintenant je suis très content de moi. Avant-hier, j’ai fait une liaison d’infanterie ; j’ai rarement fait de vol aussi pénible, mais j’ai fait ce que je devais et j’en ai été très réconforté. (Regarde le communiqué du 20). Il n’y avait pas de zincs boches, mais quand je n’étais pas sonné par les mitrailleuses de terre, j’étais dans les barrages de 75 et j’étais très chahuté. Mais j’ai eu un chic spectacle : j’ai suivi des yeux l’infanterie, à 50 m de haut, et j’ai vu les marsouins attaquer avec un entrain admirable et dans un ordre épatant. On se serait cru à une manœuvre sur un polygone.

Au front – le 24 octobre 1917
LOUIS à JULIE
L’attaque sur Allemant et Vaudesson est une victoire très brillante, contrairement à ce à quoi je m’attendais. Les troupes ont été enthousiasmées du succès. C’est du très bon ouvrage qui vient juste à point remonter le moral un peu abattu par les parlementaires.

Au front – le 27 octobre 1917
LOUIS à EUGENE
Ici, absolument rien de nouveau. Pendant mon absence mes camarades n’ont rien fait à cause du temps et puis parce que le secteur est calme. J’ai donc pris ma permission au moment intéressant. Je viens de recevoir un mot de Paul qui est au Plessis ; il a dû t’écrire comment il a obtenu d’y aller. Il est enchanté de cette solution. J’espère qu’il va bientôt venir me faire une visite en appareil.

Au front – le 27 octobre 1917
LOUIS à MERIEM
Je vole aussi quand le temps le permet. J’ai volé aujourd’hui et suis allé voir l’avance prés du canal : çà cogne ferme maintenant. Ces pauvres Italiens viennent de recevoir une bonne pile, mais, ce qui est consolant, c’est, paraît-il, parce qu’on s’est chamaillé avec eux et que les Boches ont profité de ce désaccord. Il faut espérer que la situation va se rétablir rapidement.

Au front - 15 novembre 1917
LOUIS à EUGENE
Tu m’écris dans ta dernière lettre l’inquiétude que tu as à propos de Paul. D’abord, tel que je le connais, il doit s’entraîner très méthodiquement et prudemment ; et comme risque au point de vue aviation pure, je crois qu’il n’en courre pas plus que les autres, et même moins car il est très adroit et très prudent. Maintenant, au front, je crois qu’il pourra très bien faire ; d’abord il en a l’habitude maintenant, habitude qui lui a coûté assez cher du reste ; et puis il pilotera un triplan, c’est à dire un appareil où il y a deux mitrailleurs, un devant l’autre derrière, donc il n’a pas besoin de regarder l’avion ennemi, ses deux passagers le font à sa place ; et quand bien même il le verrait cela ne lui servirait à rien, parce qu’il n’a pas à manœuvrer son appareil d’une façon spéciale comme dans un monoplace ou un biplace. D’autre part je monte un triplace et j’ai rencontré des Boches. Eh ! bien, de l’aveu même de mon pilote, il n’avait rien à faire du tout, laissant faire ses compagnons d’arme.

Maintenant, Paul me disait aussi que quand on veut faire son devoir, il n’y a pas plusieurs manières de le faire, il n’y en a qu’une, la bonne ; et même quand on a été très éprouvé comme lui, si on se sent encore capable de continuer, il faut le faire. Et pour moi, je te dirai que j’ai une profonde antipathie pour celui qui dit : "J’en ai assez fait, que les autres en fassent autant, moi je me repose !" Puisque Paul se sent capable de continuer, je l’approuve entièrement de le faire. J’ai vu des cas pires que lui ; des pilotes entièrement myopes qui ne voient pas à 100m., et qui pilotent tout de même : Paul n’a qu’un œil mais il voit très bien avec.

Je viens d’apprendre que peut-être Clemenceau allait être Président du Conseil, tu penses si ce serait une bonne affaire ! Pour moi, j’en serais enchanté et je crois que Turmel et Cie pourraient bien y laisser leur tête. La situation n’est pas si mauvaise que cela. Rappelle-toi : dans la guerre du Péloponnèse les Athéniens avaient envoyé une armée gigantesque en Sicile, et les Spartiates ont été très démoralisés de ce fait. Cela n’a pas empêché cette armée d’être entièrement détruite et les Athéniens d’être vaincus quelques temps après. Les Boches battent les Italiens, rien ne prouve qu’ils ne seront pas vaincus dans six mois. A la fin d’une guerre, chez les deux partis l’inquiétude grandit à mesure que leurs propres forces diminuent, et cette inquiétude, dans la guerre du Péloponnèse, était très aiguë chez les deux partis, exactement comme maintenant en France et en Bochie.

Au front - 20 novembre 1917
LOUIS à PAUL
J’ai encore de l’encre dans mon stylo, mais j’ai un travail fou en ce moment . Je monte un Breguet, pas avec Faucillon, mais avec Motte un sergent tout à fait charmant, qui ressemble à Révoil comme camarade et qui est très bon pilote. Je me suis baladé tout seul avec lui à 12 kms chez les Boches et on était là-bas comme des poissons dans l’eau. Mais Motte a un petit défaut, il ne peut pas voler à moins de 2000 mètres , et il ne connaît pas les joies du vol à 5 ou 600 mètres sur les lignes. Faucillon a encore son gros Letort, puissant et bien armé, mais son temps est passé sur ce beau zinc. Il va aller au Plessis s’entraîner sur R 11, donc j’espère que tu le verras.

Dis donc, tu pourrais me donner des détails sur ces deux zincs, car cela m’intéresse beaucoup : le C 1 et le C 0, leurs moteurs et leurs formes. A propos de construction de zincs je vais te faire une théorie au sujet du Spad. Plus un appareil porte de kilos au mètre carré de surface, plus il doit aller vite pour voler, et plus il va vite en fait ayant moins de surface. Mais il y a une autre considération : regarde un appareil de face et mesure la longueur que font les bords d’attaque, mats, etc. cela fait tant de mètres ; le poids du zinc, c’est tant de kilos. Si tu fais le rapport de cette longueur à ce poids, tu as une certaine quantité qui représente la résistance à l’avancement par rapport au poids, et plus cette quantité est petite, plus l’appareil va vite en piquant. Or dans le Spad cette quantité est trop grande, parce qu’il est gratté par le Boche en piqué, et que celui-ci ne peut pas être descendu en piqué.

Pour ta nomination de sous-lieutenant, tu aurais bien tort de ne pas essayer, il faudrait que tu connaisses quelqu’un au GQG pour t’y aider, et peut-être l’oncle Jules ne sera pas inutile. Il fait un temps moche, humide, chaud mouillé, le temps odieux. Vivement le printemps ! A part cela, rien à te raconter. En Italie, cela se tasse fortement ; et le ministère Clemenceau est une très bonne affaire. Je viens d’apprendre par le communiqué boche que les Anglais ont fait une belle attaque du côté de Cambrai, et j’espère bien que cela ira loin. Tu me diras quand tu piloteras le R 11 et ce que tu en penses.

Paris – le 11 décembre 1917
LOUIS à EUGENE
J’ai traversé Massiges et Virginy, c’est rasé complètement ; une chose qui est triste à Virginy, ce sont les cloches de l’église qui sont tombées par terre et qui gisent là dans la boue avec quelques poutres. C’est un détail qui vous frappe plus que toute autre chose.

Fontainebleau – le 7 janvier 1918
LOUIS à SALEM
Avant d’aller à Bleau en novembre, j’ai fait pas mal de vols assez loin chez le Boche, vols très intéressants qui m’ont beaucoup amusé ; mon capitaine pour cela m’a proposé pour une palme, et il y a 15 jours j’ai reçu une lettre de lui me disant qu’elle avait été signée ; cela est très gentil de sa part ; j’en ai été très content, et la famille aussi. Puis je suis venu ici à Fontainebleau, où j’ai retrouvé de bons copains, On m’apprend beaucoup de choses à Fontainebleau mais la plupart ne me serviront à rien, à cause de mon métier ; parmi ces choses qui ne me sont pas utiles, il y en a qui sont intéressantes et je les apprends tout de même ; mais d’autres c’est la barbe, comme l’école de la pièce des canons de Banges. Tu penses si cela peut nous être utile… ! Aussi je ne l’apprends pas, par principe. On fait du bourrin et cela marche bien pour moi ; il y a deux ans je n’avais pas d’assurance sur mon bourrin et j’avais peur de ramasser une bûche ; mais maintenant cela m’est égal et j’y vais carrément et jusqu’à présent c’est mon cheval qui a cédé ; tu sais, le cheval c’est un sport épatant et en temps de paix, si je pouvais en faire, je crois que cela ne me ferait que du bien. Enfin, comme dernière chose que je fais à Fontainebleau, je patine ; tous les bassins et étangs du parc sont gelés et depuis une quinzaine de jours je patine tous les jours ; j’ai fait beaucoup de progrès et cela est extrêmement amusant.

Enfin j’ai vu Paul qui est parti en escadrille, à la C 46, qui est une très chic escadrille ; il va piloter le R XI, nouveau Caudron, dont il a dû te parler et qui est très bien ; il avait l’air très content de partir et, tu sais, c’est très bien de sa part. Ce que tu me dis sur les zincs est exact, ceux que nous avons en ce moment marchent admirablement et on peut se balader chez le Boche impunément. La grande activité d’aviation boche est, j’en suis sûr, une preuve que l’offensive, à laquelle on s’attend, va se produire là où tu es ; surtout si ils font de la contrebatterie, signe précurseur de la préparation d’artillerie. Ton Corps d’Armée a comme escadrille la Bréguet 7 qui est commandée par un ancien pilote de mon escadrille, c’est le lieutenant Pastrée. C’est un très gentil garçon avec qui j’étais en très bons rapports et si tu as l’occasion de le voir, ne manque pas de lui faire mes amitiés ; si tu as l’occasion d’aller voir cette escadrille, demande-lui de te faire voler, pour que tu saches ce que c’est, il ne manquera pas de le faire. Voilà ce que je voulais te raconter ; quant à la situation générale, je la trouve bonne. Avec Pétain et Clemenceau on n’a pas à se faire de bile.

Au front - 17 mars 1918
LOUIS à JULIE
Je t’écris tardivement, mais depuis mon retour j’ai eu beaucoup à faire. Je suis allé voir Paul et suis resté avec lui deux jours au lieu d’un comme je pensais le faire. Il va très bien au physique et au moral. Je l’ai vu voler : il pilote d’une façon parfaite et il est très prudent. Je me suis très bien rendu compte qu’il jouissait d’une grosse considération à l’escadrille. Un observateur m’en a parlé dans des termes très élogieux, trouvant que Paul est de beaucoup le meilleur pilote de l’escadrille. Un lieutenant d’infanterie coloniale qui est venu faire un stage au secteur, a su l’histoire de Paul par un officier qui la lui a racontée. Il m’a dit sa profonde admiration pour ce qu’avait fait Paul. Il est au front depuis le début de la guerre, il a vu bien des blessés, et bien des actes de courage : mais l’affaire de Paul, il la trouvait invraisemblable et j’ai été très touché et ému de cet éloge très sincère d’un fantassin pour un pilote. J’ai retrouvé avec joie tous mes camarades qui m’ont reçu à bras ouverts. Je suis maintenant à la 260, commandée par Arbitre, qui est très bon commandant d’escadrille, et avec qui je m’entends très bien. Nous sommes toujours dans le même secteur avec la 51 et nous suivons le même corps d’armée. Tu ne peux te faire une idée du plaisir que j’ai éprouvé à revenir ici : la mentalité de l’avant est très agréable; on est bien ici, surtout avec la vie intéressante qu’on a en ce moment. Le pays est très plaisant ; la vue qu’on a du terrain est gaie et agréable : on voit toute la montagne de Reims. J’ai raconté au capitaine Jauneaud que j’allais aller à Puteaux : cela l’a mis en rogne et il a écrit immédiatement à l’armée pour que je reste ici. Moi, je laisse faire, je n’ai du reste que cela à faire.

Au front - 20 mars 1918
LOUIS à EUGENE
Je crois que j’ai écrit à Maman que le capitaine Jeaunaud ne veut rien savoir pour me laisser aller à Puteaux. Il a réclamé à l’armée qui a téléphoné au G.Q.G. pour dire qu’elle me garderait si l’ordre venait. Si bien que probablement je resterai ici, ce qui n’est pas pour me déplaire. Je laisse passer les événements et ferai ce qu’on me dira de faire. Je suis à la 260, escadrille divisionnaire, commandée par Arbitre, un chef très chic à tous points de vue, et je suis très content d’être sous ses ordres. J’ai eu un plaisir inouï à revoler, tout à fait comme un gosse à qui on promet quelque chose depuis longtemps et qu’on finit par lui accorder. Dans mon dernier vol, j’ai assisté à un coup de main sans avoir été prévenu. A un moment donné toutes les batteries d’une région se sont mises à tirer à tour de bras, et de toutes parts on voyait les petites flammes instantanées qui animaient le sol très joliment : les batteries semblaient des petits chiens en colère qui aboient à plein gosier. Tous ces petits feux follets envoyaient des obus sur le Boche, et comme c’était concentré sur un point, la densité des projectiles y était formidable : la terre semblait bouillir à gros bouillon. Et le Boche a encaissé sans répondre : cela m’a étonné.

Au front - 27 mars 1918
LOUIS à JULIE
En ce moment nous ne travaillons pas beaucoup contrairement à ce que tu penses. Mon secteur est calme et je ne te cache pas que je préférerais beaucoup être du côté de Noyon ou de Roye parce que là on peut faire du bon travail.
Mon adresse est : Escadrille 260 - SP 11.
Je vois Paul de temps en temps. Je ne suis pas monté en RXI, à quoi bon? Je saurai bien un jour ce que c’est. Les appareils de la 260 sont des Sop, mais on va en changer et on est prudent avec, on ne cherre pas. Je suis à la 260 parce que cette escadrille avait besoin d’un type épatant pour la remonter un peu: les autres sont des bleus, alors on m’a pris. La violence et le succès de l’offensive boche m’ont d’abord un peu démonté: ils savent faire la guerre. Mais je vois comment tournent les choses, et maintenant j’ai le moral excellent du monsieur qui vient de recevoir un formidable coup de poing et qui est tout étonné de voir qu’il a résisté. On aura leur peau, et maintenant plus que jamais. Les Anglais reculent encore un peu, mais ils tuent du Boche, c’est l’essentiel. Tout le monde a un bon moral ici, surtout les marsouins.

Au front - 31 mars 1918
LOUIS à JULIE
Mon secteur est calme, et trop calme; je voudrais aller du côté de Moreuil pour travailler beaucoup.. Alors, en ce moment ne te tracasse pas du tout sur mon compte, je ne risque rien. L’offensive boche me fait l’effet de se terminer en queue de poisson: les Boches voulaient arriver à la mer pour nous couper des Anglais et les jeter à l’eau, mais ils en sont loin. J’envisage très bien la prise d’Amiens, s’ils y mettent la peine; je préférerais encore qu’Amiens fut pris et qu’il y ait 500.000 Boches de moins. Il paraît que le bombardement de Paris n’est pas si terrible que cela: les obus de 240 font l’effet des 105 boches et je t’assure que si j’habitais Paris, ce n’est pas cela qui me gênerait beaucoup. Il paraît que l’aviation boche n’existe pas devant celle des Anglais et la nôtre: c’est déjà un résultat.

Au front - 10 avril 1918
LOUIS à PAUL
Alors çà y est ? J’ai vu sur le résumé des opérations aériennes que ton Boche était signalé comme descendu en flammes : donc je pense qu’il est homologué ! Tu vas bien : le premier Boche abattu sur R XI et le premier aussi abattu depuis ton arrivée à la C 46, ce n’est pas laid. Tu dois avoir maintenant une cote énorme à ton escadrille. Cela m’a fait un plaisir très grand : c’est le premier d’une vingtaine d’autres qui vont suivre, j’espère. Ici, rien de nouveau : pas de travail, mouise, pas de vol, cafard. Pour m’occuper, je fais des photos et j’en ai réussi de très belles. Ce pauvre vieux Salem doit en foutre un coup ! Je voudrais bien avoir de ses nouvelles. Je suis monté hier sur un Salmson, c’est un zinc épatant.

Au front – le 17 avril 1918
LOUIS à MERIEM
Il n’y a pas que Paul qui ait tous les honneurs, moi je suis nommé lieutenant à deux ficelles et cela m’a fait un effet bizarre quand j’ai vu les deux ficelles sur mes manches. J’ai changé d’escadrille parce que la C 51 ne fait plus que des photos et des reconnaissances très loin chez le Boche ; j’ai été mis à la 260 pour remplacer un observateur qui a été descendu, et qui travaillait pour une Division comme avion d’infanterie ; la 260 fait partie du C.A.C. comme la C 51. Tâche de ne pas recevoir d’obus sur la figure, et si tu n’as plus d’élèves à Paris tu n’as plus qu’une chose à faire : te débiner autre part ; ce n’est pas la peine de s’exposer inutilement en ce moment. Rien d’autre à te dire, si ce n’est que je m’ennuie ici et que je voudrais bien aller dans la Somme.

Nomination de Chevalier de la Légion d’Honneur du lieutenant Louis Resal, observateur de l'escadrille 260 : "Observateur en avion, d’un courage et d’un dévouement qui font l’admiration de tous, toujours prêt aux missions les plus périlleuses. Au cours des récents combats, a exécuté plusieurs fois par jour, des reconnaissances à basse altitude qui ont rapporté d’importants renseignements. Assailli et entouré par cinq avions ennemis, a soutenu vaillamment le combat ; blessé de deux balles, a réussi à abattre en flammes un de ses adversaires, qui s’est écrasé dans nos lignes. Quatre citations."

Au front – le 31 mai 1918
Le Commandant JAUNEAU, commandant l’Aviation à LOUIS – Hôpital 40 – Troyes. Le Général Gouraud vous a proposé d’urgence au GQG hier soir pour la Croix.

Au front - 3 juin 1918
LOUIS à RESAL Télégramme à CHAUMES
Légèrement blessé. Hôpital 40 - TROYES - Désire vous voir.

Hôpital 40 – le 3 juin 1918
LOUIS à PAUL
Sais-tu que je viens d’avoir un beau coup dur ? J’ai été légèrement blessé dans un combat très long et très dur ; je faisais une liaison d’Infanterie au nord-ouest de Reims ; quand ils m’ont vu ils sont descendus en spirale et j’ai tout de suite compris ce que cela voulait dire. J’ai fait signe à mon pilote de piquer et de rentrer un peu chez nous ; les Boches s’étaient rapprochés et l’un d’eux m’a piqué dessus et a ouvert le feu, les 4 autres restant au-dessus. Immédiatement mon pilote s’est mis en cercles assez serrés et chaque fois que le Boche le sonnait un peu, il accentuait le virage pour nous faire sortir de la gerbe de balles ; cette manœuvre a très bien réussi, mais le Boche en voulait ; il s’est approché à moins de 20 mètres de nous et nous étions à 30 mètres du sol. J’ai tiré un chargeur de 100 cartouches, mais toutes mes balles frappaient le nez du moteur de l’Albatros et ne lui faisait pas grand mal ; quand j’ai changé de chargeur, j’ai eu une ou deux secondes d’affolement : je n’arrivais pas à me dominer pour faire ce que je voulais. C’est à ce moment là que j’ai été touché : une balle dans la cuisse et une autre dans le mollet, en séton. Mais je me suis repris et aussitôt le chargeur remis j’ai tiré ; le Boche à ce moment se présentait de trois quarts, et j’y ai fichu une balle lumineuse qui est entrée dans le fuselage à hauteur de Boche juste ; elle a mis le feu, et voilà mon albatros qui se met à flamber depuis l’hélice jusqu’au bout de la queue, et finalement s’écrase au sol en faisant une flamme gigantesque ; j’avais certainement dû crever son réservoir précédemment. Il est tombé à Reims même dans nos lignes, c’est une affaire !

J’ai tiré 120 cartouches, le Boche a dû en tirer 400, car il avait deux mitrailleuses fixes ; le Sop était comme une écumoire : 2 balles dans le réservoir, une dans le pare-brise du pilote ; mon pilote était Barbier, un jeune sergent très gentil et qui a un sang froid et un cran remarquable ; la carlingue était inondée d’essence, heureusement qu’on n’a pas grillé ! Cela fait 4 jours que je suis blessé et çà va très bien. Leplan est aussi légèrement blessé à la jambe et il a aussi abattu un Boche, mais chez eux. Voilà ce que je voulais te raconter aujourd’hui.

Au front - 9 juin 1918
Sergent pilote BARBIER à LOUIS
Mon Lieutenant, Veuillez m’excuser de ne pas vous avoir écrit plus tôt : je n’ai su votre adresse qu’hier, par le lieutenant Sigaut, qui m’a donné de bonne nouvelles de vous. Je désire vivement vous voir ; il me semble que ce jour-là, si l’on m’accorde cette faveur, sera un des plus doux de ma vie. Le combat m’est toujours présent à l’esprit ; je comprends plus maintenant le péril que nous avons couru, et j’admire d’autant plus votre sang-froid et votre adresse, que ce pilote s’acharnait sur nous et voulait absolument nous descendre. Je vous félicite de tout cœur, de la belle récompense que vous venez d’obtenir. Cette Croix ne peut être mieux portée que par vous, j’en suis très fier pour vous. Je vous souhaite une prompte guérison. Revenez parmi nous, car tous nous sommes fiers d’avoir un homme tel que vous, à l’escadrille. Croyez à ma profonde affection. M. BARBIER

Troyes – 10 juin 1918
LOUIS à PAUL
Sais-tu, vieux, que je viens de me couvrir de gloire ? Voici comment : Mission : Liaison d’infanterie ; départ : Reims ; cinq Albatros ; fuite de moi vers chez nous ; Albatros plus vite : combat ; Sop en cercle immédiatement ; attaque d’un Albatros au-dessus et en arrière : pan, pan !... Réponse : pan, pan !... ; distance des deux zincs de 20 à 30 m ; Albatros mauvais tireur, moi bon tireur mais moteur du Boche : bouclier ; mon chargeur fini, deux balles dans ma jambe droite ; quelques secondes d’affolement pour moi ; le Boche : pan, pan !... ; mon deuxième chargeur enfin mis ! Boche de ¾ ; pan, pan, pan ! une lumineuse dans l’Albatros dans le fuselage près du pilote boche ; Boche en flamme du bout du nez à la queue ; Boche écrabouillé par terre ; altitude de combat : 25m. Hip Hip Hourra ! Sop : écumoire ; réservoir crevé, inondation d’essence sur mes pieds ; atterrissage soua-soua ; mon pilote dans mes bras : embrassade ; ensuite ambulance, puis Epernay, puis Troyes ; confort moderne ; bien manger, bien ch..., bon moral, çà gaze.

Et voilà ! Le Boche avait 2 mitrailleuses fixes et a dû tirer 400 cartouches en tout car moi avec ma Lewis j’en ai tiré 130. Une balle dans le pare-brise de mon pilote. J’ai une balle qui m’a touché dans le bas de la cuisse ; elle n’a fait que traverser la bidoche ; pour çà, c’est guéri.

Une autre s’est cassée cotre un mât de la carlingue et le noyau d’acier (c’était une perforante) est entré dans mon mollet et est venue sous le péroné ; il m’a esquinté deux artères et un nerf : celui du pied, si bien que mon pied est temporairement insensible sur une partie de sa surface. On m’a opéré et on m’a enlevé la balle ; l’opération a très bien réussi mais a été très difficile et très dure ; j’ai eu une syncope due à mon mauvais état général ; on m’a enlevé le masque et je commençais à me réveiller un peu vers la fin ; cela n’avait aucune importance du reste ; mais je me suis mis à gueuler comme personne n’a autant gueulé, il paraît que je prenais mon temps ; j’ouvrais ma bouche toute grande et quand j’avais bien rempli mes poumons, en avant la musique : je gueulais ! Le chirurgien m’a dit que ma jambe sera comme avant exactement : je ne risque qu’une chose, une paralysie des orteils, or tu parles si je m’en fous ! Comme quoi il ne faut pas s’en faire et tout est pour le mieux. N’empêche que ce cochon de Boche m’a foutu les foies, mais cela lui apprendra à ce bleu à s’attaquer à c’t’ancien.

Au front - 16 juin 1918
Capitaine ARBITRE à LOUIS
Mon cher Résal, Nous sommes actuellement en pleine action ; les journaux t’apprendront pourquoi, en te donnant un aperçu rapide de ce qui se passe où nous sommes. Je t’envoie par le même courrier, une Croix de la Légion d’Honneur que tu voudras bien accepter comme gage de mon amitié et de mon admiration, pour ton dernier fait d’armes. Je te souhaite une guérison rapide. Tous les camarades t’envoient leurs amitiés. Très cordialement à toi.

Troyes - 17 juin 1918
LOUIS à PAUL
Tu me demandais le motif de proposition pour la Croix  ; le voici : "Officier observateur en avion d’un courage et d’un dévouement qui font l’admiration de tous. Toujours prêt aux missions les plus périlleuses. Au cours des violents combats des 28 et 29 mai 1918, a exécuté plusieurs fois par jour des reconnaissances à basse altitude qui ont rapporté d’importants renseignements. Le 29 mai, assailli et entouré par cinq avions ennemis, il les a attaqués pour se dégager, a été blessé de deux balles et a réussi à abattre en flammes un de ses adversaires qui s’est écrasé dans nos lignes. A été contraint d’atterrir enfin, désemparé. Plus de 450 heures de vol sur l’ennemi. Quatre fois cité."

Tu me félicites de ce que j’ai fait : mais, tu sais, dans ce cas-là on n’a aucun mérite, c’est l’instinct de conservation qui vous fait agir. Lorsque j’ai vu le Boche en flammes, la première impression que j’ai ressentie fut une frayeur très grande : j’ai été épouvanté par mon œuvre, mais tu penses que je ne la regrette pas, car c’était le sort qui m’était réservé. Je vais te demander un conseil :Je ne te cacherai pas que d’avoir été contraint de voler en Sop dans ce secteur très agité, cela m’a dégonflé un peu ; mon accident n’a pas contribué à me redonner confiance ; aussi, je ressens le besoin de me reposer un peu. D’autre part, ma jambe est gravement touchée, dans quinze jours, je me lèverai mais le toubib m’a dit qu’il faudrait au moins 4 ou 5 mois pour que je marche tout à fait bien. Donc, pour toutes ces bonnes raisons, j’ai envie de demander à piloter. Je commencerais probablement mi-août ou fin août, et fin novembre ou fin décembre j’espère que j’aurai fini, et je repartirais en escadrille. Qu’en penses-tu ?

Deauville – le 19 juin 1918
Mme LANREZAC à LOUIS
Mon cher et vaillant Louis,
Tu penses si nous avons été émus en apprenant ta blessure mais une lettre de ton cher père nous donne heureusement de bonnes nouvelles de toi et je ne puis résister au plaisir de t’envoyer ce petit mot. Soigne-toi bien, cher enfant, afin que nous soyons tranquillisés sur ta santé. Reçois nos vives félicitations pour ta belle conduite digne d’un Résal et qui nous rend si fier de toi. Notre pensée est auprès de toi le Général et moi, nous t’embrassons du meilleur de nous-mêmes.

Au front – le 26 juin 1918
Paul BAUDOUIN à LOUIS
Laisse-moi t’embrasser mon cher ami, pour cette Croix si méritée. Tu sais que je t’aime beaucoup pour ton grand cœur et ta juvénile spontanéité. Ton audace reçoit sa récompense et je t’assure que j’en suis profondément heureux. Ta lettre m’a fait grand plaisir et en même temps je dois l’avouer elle m’a fait mal et je vais te dire pourquoi.

Tu sais la région où nous sommes ou tout au moins tu vas savoir : nos vols s’exécutent au-dessus du terrain où nous étions il y a deux ans. Depuis avril nous sommes là ! Le secteur est très calme et nous n’avons presque rien à faire ; nous desservons l’artillerie de l’Armée qui ne tire pas ! Les quelques jours excités en avril étaient de lamentables jours de pluie. Ainsi depuis le début de cette année je n’ai rien fait, mais rien. Je n’ai pas volé et encore moins travaillé. Cette inaction me pèse terriblement ; je sens que cette vie ne va pas pouvoir durer et je ne sais quel parti prendre. Beaucoup de questions comme celle du confortable par exemple me font hésiter à retourner dans l’artillerie mais je sens la nécessité de prendre une décision. Je te l’avoue mon cher Résal, je suis honteux de moi-même ; heureusement une seule chose me reste : ma confiance en moi-même !

Comprends-tu pourquoi ta lettre si vibrante, si chaude d’action et d’enthousiasme m’a déchiré le cœur ? Vous êtes des exécutants magnifiques, vous mes anciens camarades ! Je suis indigne de vous, je suis indigne de toi. La terrible inaction m’empoisonne ! Ce que tu me dis de Barbier ne m’étonne pas ; je suis heureux de l’avoir bien jugé. Un pilote épatant a eu aussi à l’escadrille des débuts pénibles ; je l’ai soutenu sentant en lui une force, un caractère ; je voulais faire mon ordinaire de sa compagnie. Il a malheureusement été tué dans cette fatale journée de 25 mai où nous avons perdu trois d’entre nous. Je t’embrasse, mon grand chevalier, de tout cœur.

Au front – le 23 septembre 1918
Lieutenant RENON à LOUIS
Tu as un sacré poil dans la main, pour écrire aux anciens ! J’ai su par ton frère, tu passais ton temps à poursuivre la truite et le goujon. Ton frère, vraiment, n’a pas de chance avec sa tête. Le 14, il a reçu une balle dans la région de l’oreille. Il paraît que çà n’est pas grave. Il a eu de la chance ; avec son mitrailleur arrière tué, il a réussi à échapper aux Boches. Les bombardiers ont été fortement étrillés par ici, et j’ai, malheureusement, à t’apprendre une très triste nouvelle. Le 12, nous avons perdu le commandant Rocard, et son observateur le lieutenant de Loisy, un camarade charmant. Je voudrais encore espérer qu’ils ne sont que prisonniers ! Je dois te dire que, depuis qu’avec Gicquel je suis au GB 3, nous étions son ombre ; nous étions donc partis avec lui, le 12, faire une petite expédition, à 300 m, par un très mauvais temps, à une douzaine de km chez le Boche. Nous avons eu la malchance de tomber sur une douzaine de Boches, au-dessus de l’objectif. Nous étions trois. Quoique nous fussions parfaitement groupés, ils nous attaquèrent avec une grande fougue. Dès le début, notre troisième avion disparut (lieutenant Carbone, sergent Mallet, ils avaient déjà deux Boches homologués).

Le commandant, moi derrière à 30 mètres , se mit à zigzaguer, pour gêner les Boches dans leur tir. Gicquel et Loisy tiraient tant qu’ils pouvaient sur la meute qui était à nos trousses. Tout-à-coup, une giclée, une explosion, puis des flammes qui m’entourent. Le commandant et Loisy me virent piquer en feu. Instinctivement, je les regardais et je reçus l’adieu du commandant, qui s’était retourné. J’avais un réservoir détachable ; je tirai sur la manette mais rien ne vint. C’est alors que je perdis un peu conscience de moi-même. Je donnai un coup si brutal dans la profondeur, que je crus que les ailes se détachaient. C’est le réservoir qui vida les lieux ; je le vis dégringoler, tel une boule de feu. Je coupai tout et regardai ce qui se passait autour de nous. Je vis l’appareil du cdt s’incliner.... Autour de nous, plus de Boches. Je remis le contact, pensant tout à-coup que j’allais atterrir chez le Boche. Quant à Gicquel, je le vis tout à-coup blême et défait. Il avait une balle dans chaque genou. Nous allions rentrer tranquillement quand, tout à-coup, il me montre encore un D VII qui nous fonce dessus. Il eut l’imprudence de nous approcher à 50 m, pour nous achever plus sûrement. Gicquel se redressa sur ses pauvres jambes, l’ajusta comme un lapin et l’envoya, en feu, en enfer.

Nous ne pûmes rentrer au terrain ; le feu reprenait de plus belle, après avoir brûlé quelques toiles et le bas de ma combinaison, cela devenait inquiétant. Nous fûmes accueillis et éteints par les Américains. Ils soignèrent très bien Gicquel. Ce vieux frère est à Toul, à l’hôpital Gama. Il a eu un courage énorme, et m’a bien sauvé la vie. Ce n’est qu’en rentrant au groupe que j’ai su la disparition du commandant et de Carbone. Je t’avoue que je suis fortement frappé de cette perte. Le commandant Rocard était, pour moi, comme un grand frère, et j’étais avec lui à tous les instants du jour. Aussi, je suis très désorienté, pour l’instant. Je soigne quelques brûlures peu graves, à la figure et aux bras. Je ne pense pas en avoir pour plus d’une dizaine de jours, encore. J’y ai perdu mes grandes moustaches, et gagné un nez un peu confit.

Le 13, on nous a remis la Croix , ce qui nous a fait un certain plaisir, mais j’aurais mieux aimé nous voir décorés par le commandant Rocard, qui nous avait fait la première proposition. Voilà une des plus belles figures que j’ai vues dans cette guerre, tombé chez l’ennemi. Le groupe en est tout désorienté. On parle de faire des vols de nuit ! Le lendemain, le GB4 a perdu, au-dessus de Conflans, cinq Breguet et deux R XI, dont trois Breguet en flammes, plus quatre ou cinq équipages sérieusement amochés. Le tout, sur vingt appareils de bombardement. C’est rude ! Il y a eu sept Boches descendus au cours de cette affaire, dont quatre en flammes.* J’espère que tu vas bien et que tu as de bonnes nouvelles de tes frères. * C’est au cours de cette expédition, que Paul, dont l’escadrille était chargée de protéger l’escadre XIII de bombardement (GB 3 et GB 4), avait été blessé et son mitrailleur tué, peu de temps après avoir passé les lignes

Au front - 6 octobre 1918
LOUIS à EUGENE
Le Boche recule et cela nous met en joie. Tu n’as pas à te faire de souci sur mon compte parce que je ne me fatigue pas du tout et que je me porte très bien. Je viens de voir dans les journaux la proposition de paix des Boches : cela fait toujours plaisir, mais je pense que Clemenceau va leur répondre en les engueulant un peu comme il en a l’habitude. Ce n’est pas au moment où nous tenons la victoire pour écraser le Boche qu’il faut palabrer avec lui.

Au front - 6 octobre 1918
LOUIS à JULIE
J’ai eu un très grand plaisir à revenir à mon escadrille, et à y retrouver mes camarades. Ma jambe continue à se porter à merveille, et moi aussi. Rien de particulier, ici, si ce n’est le recul des Boches, qui nous a mis en joie ; tu ne peux te figurer le plaisir qu’on a de faire le tour du massif du Berry et de Nogent-l’Abesse, après être resté près d’un an devant, quand c’était occupé par les Boches. Je pense que Paul va bien, maintenant, et que son éclat a été extrait. On sent que la guerre tire à sa fin, et ce n’est pas dommage ; j’ai eu des renseignements très sérieux sur les Américains, et ils ne sont guère édifiants.

Au front – le 11 octobre 1918
LOUIS à SALEM
Les événements me réjouissent, mais je trouve que la réponse de Wilson n’est pas assez énergique. Il faut que les Boches se rendent à merci : ce sont des hypocrites et des pantins. Ils nous proposent de faire la paix et pendant ce temps ils brûlent des centaines de villages et font sauter Cambrai, sans compter les pièges des régions qu’ils viennent d’évacuer, et ces pièges font assez de mal. Les 14 articles de Wilson ne sont qu’un minimum, et comme nous battons les Boches, il faudra exiger d’eux beaucoup plus.

Au front – le 16 octobre 1918
LOUIS à SALEM
Tu imagines que nous avons travaillé ? Point du tout. C’est toi et tes voisins qui avez contraint les Boches à reculer devant nous ; et nous, nous avons suivi : le massif de Nogent a été tourné par 2 poilus ! En attendant, je joue au bilboquet et c’est très amusant.

Au front – le 16 octobre 1918
LOUIS à MERIEM
Je pense que les Parisiens sont tranquilles maintenant : les Boches leur fichent la paix. Cela doit être une cohue là-bas !

Au front - 21 octobre 1918
LOUIS à MERIEM
Pour moi, j’ai repris mon métier. Ca ne gazait pas du tout au début, mais maintenant je suis très content de moi. Avant-hier, j’ai fait une liaison d’infanterie : j’ai rarement fait de vol aussi pénible, mais j’ai fait ce que je devais et j’en ai été très réconforté (regarde le communiqué du 20). Il n’y avait pas de zinc boche, mais, quand je n’étais pas sonné par les mitrailleuses de terre, j’étais dans les barrages de 75, et j’étais très chahuté, mais j’ai eu un chic spectacle : j’ai suivi des yeux l’infanterie à 50 m de haut et j’ai vu les marsouins attaquer avec un entrain admirable et un ordre épatant, on se serait cru à une manœuvre sur un polygone ! A part cela, rien de nouveau. J’ai droit à une permission d’ici le 1er décembre : ça gaze !

Au Front - 1er novembre 1918
LOUIS à EUGENE
Rien de bien nouveau ici ; les affaires gazent toujours bien. L’Autriche renâcle, et la Turquie aussi. Reste la Bochie , son tour ne va pas tarder.

 

Remerciements :

- M. Jacques Résal pour l'envoi des lettres de Louis Résal, son oncle.

Bibliographie :

- Site Internet "Mémoires des hommes" du Ministère de la Défense - Voir le lien
- Les "As" français de la Grande Guerre en deux tomes par Daniel Porret publié par le SHAA en 1983.
- The French Air Service War Chronology 1914-1918
par Frank W.Bailey et Christophe Cony publié par les éditions Grub Street en 2001.
- Les escadrilles de l'aéronautique militaire française - Symbolique et histoire - 1912-1920
- Ouvrage collectif publié par le SHAA de Vincennes en 2003.
- L'aviation française 1914-1940, ses escadrilles, ses insignes - par le Commandant E Moreau-Bérillon - publié à compte d'auteur en 1970.
- Les Armées françaises dans la Grande Guerre publié à partir de 1922 par le Ministère de la guerre - Voir le lien

 

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